Quiconque s’est penché sur l’œuvre de Claude Lévi-Strauss, a trouvé, dans l’amitié du connaître, plus qu’une grande pensée, il a pu rencontrer une grande âme. Car cette œuvre ne parle pas seulement à la raison mais aussi à la sensibilité. Et cela est si vrai que ce qu’il y a de plus vivant en elle, ce qui se tient sous les mots de la langue et sous le langage de la logique, nous l’entendons comme une musique, une fois les livres refermés. Nous entendons la pensée de l’anthropologue et particulièrement lorsqu’elle suit la mélodie d’un mythe ou qu’elle met en valeur l’harmonie que réalisent toutes ses variantes. Nous entendons cette pensée parce que celui qui nous la transmet s’est efforcé, durant le siècle, de se tenir à l’écart des clameurs de l’histoire et des démesures du logos, pour écouter la longue musique de la vie, celle que d’humbles sociétés savaient entendre parce qu’elles étaient accoutumées à la lecture de la pensée symbolique pendant que notre civilisation qui accable le monde sous la raison instrumentale, ne parvient pas même à l’ânonner. Nous l’entendons parce que la vie symbolique qui parcourt toute son œuvre nous rapproche, par une secrète affinité, de l’universelle humanité. Parce que cette musique l’a profondément attaché à la nature en général et à la nature humaine en particulier, il a donné aussi une profondeur à la culture. Il eut été en droit de nous rappeler, comme Rousseau dans ses méditations, mais sans sa feinte dérision : « Insensés qui vous plaignez sans cesse de la nature, apprenez que tous vos maux vous viennent de vous »[1].
Certains créateurs sont dans un rapport quasi synesthésique à la symbolique de la totalité. Bakhtine, philosophe et théoricien de la littérature, entendait les écrits de Rabelais, de Swift et de Dostoïevski, de Kafka et d’autres encore, comme des « romans polyphoniques »[2]. Il voyait en œuvre la source créatrice du dialogue que permet, dans une même culture, la pluralité des langages et des genres poétiques par opposition aux forces centralisatrices du système linguistique et à la représentation monologique que chacun entretient avec son propre discours[3]. Kant aussi accueillait la pluralité des représentations fondées sur l’expérience comme une « rapsodie de sensations », mais séparant radicalement la sensibilité et l’imagination transcendantale, il n’entendait pas que cette musique exprimait peut-être une direction cachée de la pensée et l’élevait à l’idée a priori de l’unité de l’ensemble des connaissances[4]. Il avait l’oreille rapsodique du divers, mais la vision architectonique du tout. Quand Nietzsche, dans Ecce homo, dit qu’il ne sait pas faire de différence entre les larmes et la musique, nous comprenons que la musique peut condenser en elle toutes les grandes oppositions vitales, comme chez l’écrivain lui-même, l’opposition entre dionysien et apollinien, vie et mort, pessimisme et optimisme, opéra et révolution, raison et instinct, et exprimer aussi exactement que possible la vision du monde de celui qui la vit comme un mythe[5]. Lévi-Strauss appartient à lignée de ces penseurs qui perçoivent la symphonie du monde comme une musique intérieure. Mais il introduit une forme nouvelle de réflexivité qui nous permet aujourd’hui d’appréhender, en deçà du jugement esthétique, la signification mythique de la musique ainsi que l’usage de la métaphore musicale dans les représentations de la culture. D’où vient cette musicalité que Lévi-Strauss parvient à restituer quand il évoque les mythes qui furent ceux d’hommes et de femmes dont les cultures semblent en tous points éloignées des nôtres ?
L’intérêt que Lévi-Strauss porte à la musique tient à la spécificité de ce langage qui lui permet de penser le langage du mythe. Bien qu’elles aient reçu de la culture une structure logique sophistiquée, musique et mythologie empruntent les canaux inconscients qui réalisent en nature l’organisation sensible des êtres. Ainsi peut-on concevoir que la pensée symbolique se passe du langage et que le mythe est une émotion structurée. Dans Le cru et le cuit, l’ethnologue souhaite que son lecteur « puisse être, par le mouvement qui l’éloignera du livre, transporté vers la musique qui est dans les mythes, telle que leur texte entier l’a préservée avec, en plus de son harmonie et de son rythme, cette secrète signification qu’(il a) laborieusement tenté de conquérir, non sans la priver d’une puissance et d’une majesté connaissable par la commotion qu’elle inflige à qui la surprend dans son premier état tapie au fond d’une forêt d’images et de signes, et tout imbue encore des sortilèges grâce auxquelles elle peut émouvoir : puisque ainsi on ne la comprend pas »[6]. Il est impossible de comprendre le mythe par la seule raison. Et pour cause : l’émotion qu’elle transporte ne sera acceptée par le sujet que si la pensée logique ne la comprend pas. Mais, comme le travail du rêve déforme les désirs pour en informer le rêveur, il faut un travail de la raison pour convaincre la raison de délivrer le symbole de sa prison verbale et produire les formes symboliques qui tiendront prudemment caché sa signification. Délestée de sa gangue et des rationalisations tonitruantes, la pensée symbolique laisse remonter en sa structure une émotion originaire qui se relie au sens de la vie dans sa singulière indivision et son universel partage. Il est arrivé que, craignant que la raison n’ait plus la parole, même un commentateur rigoureux s’affole devant le silence qui est dû à l’écoute de la pensée symbolique comme à celle d’une symphonie[7]. Mais cela ne fait que confirmer la vérité du point de vue mythique. Entre nature et culture, entre sensibilité et intelligibilité, la pensée symbolique s’éprouve comme une clé inestimable de la compréhension humaine.
La pensée anthropologique de Lévi-Strauss se condense dans une œuvre dont la dimension philosophique est aussi novatrice que la rigoureuse application de la méthode structurale à l’analyse des mythes. Mais la particularité de cette œuvre est qu’elle fait appel à la pensée symbolique elle-même pour décrire et comprendre son véritable objet : l’universalité de la pensée symbolique en sa structure. La logique inconsciente des oppositions binaires qui caractérise la structure des mythes développe à l’infini ses transformations dans les mythes. Il en est ainsi parce qu’elle représente la structure même de la vie humaine. Le rapport à la vie n’est donc pas sans incidence sur la connaissance de la pensée. Le savant ne se contente pas d’instrumenter la raison logique pour saisir un objet qui la dépasse. Il en sait les limites. Ce sont celles de la conscience. L’analogie entre le mythe et la musique se résout en ceci que la métaphore musicale est un signifiant de la sensibilité. Elle montre que Lévi-Strauss pose un regard sur un moment de la connaissance qui ne se confond pas avec la connaissance formelle opérée par l’activité de la pensée logique. Ce moment est celui où, livres fermés, nous sommes silencieusement en lien avec l’inconscient mythique et en particulier avec le mythe qui construit notre propre relation au monde et qui se construit par ouverture à la sensibilité, à la vie émotionnelle. La pensée symbolique ne se contente pas d’être un objet de connaissance ; elle a son activité propre qui fait retour sur la connaissance et qui fait néanmoins partie de la connaissance. Mais quel est donc l’élément inconscient susceptible de faire irruption dans la pensée symbolique ? L’anthropologue ne peut répondre qu’en référence à un universel. Il nous rappelle que la connaissance n’est pas pure saisie rationnelle de l’objet mais reconnaissance de l’humanité en lui. Il nous dit que nul n’adviendra à la connaissance de la pensée que sa pensée ne se soit ouverte à l’inconscient des formes symbolique que notre culture inhibe et désavoue, que nul ne saura ce qu’il en est de la pensée humaine qu’il n’ait aperçu la commune humanité. La connaissance de la structure universelle de la pensée symbolique a pour ressort une orientation humaniste de l’affectivité et de la pensée symbolique elle-même. Autant la raison logique nous éloigne de ce sentiment humain autant la pensée symbolique nous en rapproche. La pensée et l’œuvre de Lévi-Strauss ont témoigné, au cours de toute une vie, de sa constante présence à une vivante et émouvante image des cultures amérindiennes.
La connaissance de la mythologie des cultures de tradition orale a donné à Lévi-Strauss de pouvoir représenter, par l’images et le symbole, la réalité sociétale et l’expérience vécue des sociétés de chasseurs-cueilleurs que l’Occident a repoussées à sa périphérie et auxquelles notre culture refusait l’intelligence en prétendant les rattacher à la primitivité, à la transe, à l’effroi, à pure émotivité et aux absurdités mythiques afin que, par contraste, la raison et la civilisation soient élevées dans la pleine lumière de la valeur. Car c’est l’expérience vive de cette rencontre avec ces sociétés répondant aux noms de Caduvéo, Bororo, Nambikwara, Tupi-Kawahib, qui a profondément marqué sa vision du monde ou si l’on veut, ce qui constitue l’orientation de son mythe personnel [8]. C’est à ce mythe et à ses vivants motifs que Lévi-Strauss a nourri la pensée savante d’une expérience fondatrice. Triste tropiques et La pensée sauvage ont représenté deux coups de tonnerre dans le ciel de l’ethnologie et ensemble un véritable renversement de l’image occidentale de la vie, de la connaissance et de la pensée des peuples dits primitifs. La pensée sauvage y est opposée à la pensée mécanique qui a échoué et qui s’anéantira si elle ne consent à briser sa course et à reconquérir son humanité par la contemplation de son origine. La pensée humaniste représente le moyen terme. Elle émerge d’une recherche qui s’appuie sur la connaissance et compréhension de la pensée sauvage, c'est-à-dire de la pensée symbolique. C’est un effort austère et rigoureux symbolisé par le travail de l’ethnographe. Il représente un don de soi, mais aussi l’expiation et le rachat qu’impose la vision coupable de la destruction de l’homme naturel dans le Nouveau monde. A la vérité, cette destruction se réalise aussi en nous-mêmes qui sommes séparés tout à la fois de notre origine et de notre semblable. De l’une et de l’autre, chaque tribu est comme une image confirmée.
Non seulement Claude Lévi-Strauss connaissait par la valeur des sociétés premières, la « grandeur indéfinissable des commencements », mais il reconnaissait que l’ « arc-en -ciel des cultures » que notre fureur voue au néant, nous rattache à ce qu’il y a de plus vivant en l’humanité [9]. La pensée humaniste préserve notre capacité, aussi faible soit-elle, à nous relier aux cultures différentes de la nôtre. Elle peut seule arrêter, freiner et même prendre à rebours l’impulsion qui nous conduit à l’esclavage ou au néant. L’idée la plus significative que la pensée humaniste a effectivement apporté à l’analyse structurale des mythes et qui porte si profondément en elle le refus de donner argument au caractère expansionniste et unilatéral de notre culture, est la définition même du mythe comme totalité de ses variantes. Une telle idée a abandonné la substance du mythe au profit de la signification du tout. Elle dit combien le concept de la pluralité unifiée dans le tout de l’humanité était une règle fondamentale pour Lévi-Strauss. Aussi valable soit-elle, aucune vision du monde ne pourra seule faire comprendre ce qu’est le rapport de l’être au monde. Mais on y viendra en accédant à la logique par laquelle toutes les visions possibles s’articulent entre elles pour donner une idée de la totalité humaine. Cette compréhension des mythes et des visions du monde mettait à distance la philosophie du sujet dont Lévi-Strauss pressentait qu’elle forçait l’exclusivisme du moi dans la représentation de son identité et de sa vérité comme celui des idéologies dans l’idée de leurs certitudes. Certains ont cru lire ou deviner dans l’anthropologie structurale une fascination fautive pour la structure qui aurait caché la négation voire le meurtre symbolique du sujet quand ils avaient en face d’eux, le souci de retrouver par la structure la voie de l’inconscient et par là et par delà toute vision monologique, la vérité humaine à laquelle conduit la pensée symbolique des origines[10].
La pensée humaniste de Lévi-Strauss vient devant les sociétés premières, non pour construire des objets d’étude ethnographique, mais pour réaliser un échange symbolique et humain avec des cultures dont il comprend qu’elles sont les gardiennes d’une vérité originaire relative la nature de l’homme. Il vient à ces cultures dans une relation où il nous convie. Il n’ignore pas et ne veut nous le laisser ignorer que cette relation nous engage sur la voie de la réciprocité et de l’expérience intime d’une transformation intérieure qui nous rend à la compréhension de l’humain à travers ce bien précieux que représente chaque culture. De cette compréhension nous sommes tenus éloignés par une modernité aveugle à elle-même parce qu’elle demeure aveugle à ses origines. L’anthropologue s’adresse à elle et lui suggère de revenir au sens de la vie et à ses fondations symboliques. L’idée que la Symphonie pastorale délivre autant de vérité que les discours de la raison trouvera sans doute son chemin[11]. Lévi-Strauss en a tracé un itinéraire. La musique qu’il entend et qu’il nous fait entendre provient de la structure symphonique de la pensée humaniste dont l’ancrage est dans la sensibilité et l’affectivité. Cette pensée se diffuse depuis la diversité des mondes et des cultures. Claude Lévi-Strauss est ce penseur unique dont l’anthropologie est devenue philosophie et l’intention de recherche une intuition orchestrale afin que puisse être embrassées la pluralité des lignes mélodiques jouées par les différentes cultures et la combinaison harmonique qui fait l’unité de la partition et la concordance universelle de l’humanité.
Certains créateurs sont dans un rapport quasi synesthésique à la symbolique de la totalité. Bakhtine, philosophe et théoricien de la littérature, entendait les écrits de Rabelais, de Swift et de Dostoïevski, de Kafka et d’autres encore, comme des « romans polyphoniques »[2]. Il voyait en œuvre la source créatrice du dialogue que permet, dans une même culture, la pluralité des langages et des genres poétiques par opposition aux forces centralisatrices du système linguistique et à la représentation monologique que chacun entretient avec son propre discours[3]. Kant aussi accueillait la pluralité des représentations fondées sur l’expérience comme une « rapsodie de sensations », mais séparant radicalement la sensibilité et l’imagination transcendantale, il n’entendait pas que cette musique exprimait peut-être une direction cachée de la pensée et l’élevait à l’idée a priori de l’unité de l’ensemble des connaissances[4]. Il avait l’oreille rapsodique du divers, mais la vision architectonique du tout. Quand Nietzsche, dans Ecce homo, dit qu’il ne sait pas faire de différence entre les larmes et la musique, nous comprenons que la musique peut condenser en elle toutes les grandes oppositions vitales, comme chez l’écrivain lui-même, l’opposition entre dionysien et apollinien, vie et mort, pessimisme et optimisme, opéra et révolution, raison et instinct, et exprimer aussi exactement que possible la vision du monde de celui qui la vit comme un mythe[5]. Lévi-Strauss appartient à lignée de ces penseurs qui perçoivent la symphonie du monde comme une musique intérieure. Mais il introduit une forme nouvelle de réflexivité qui nous permet aujourd’hui d’appréhender, en deçà du jugement esthétique, la signification mythique de la musique ainsi que l’usage de la métaphore musicale dans les représentations de la culture. D’où vient cette musicalité que Lévi-Strauss parvient à restituer quand il évoque les mythes qui furent ceux d’hommes et de femmes dont les cultures semblent en tous points éloignées des nôtres ?
L’intérêt que Lévi-Strauss porte à la musique tient à la spécificité de ce langage qui lui permet de penser le langage du mythe. Bien qu’elles aient reçu de la culture une structure logique sophistiquée, musique et mythologie empruntent les canaux inconscients qui réalisent en nature l’organisation sensible des êtres. Ainsi peut-on concevoir que la pensée symbolique se passe du langage et que le mythe est une émotion structurée. Dans Le cru et le cuit, l’ethnologue souhaite que son lecteur « puisse être, par le mouvement qui l’éloignera du livre, transporté vers la musique qui est dans les mythes, telle que leur texte entier l’a préservée avec, en plus de son harmonie et de son rythme, cette secrète signification qu’(il a) laborieusement tenté de conquérir, non sans la priver d’une puissance et d’une majesté connaissable par la commotion qu’elle inflige à qui la surprend dans son premier état tapie au fond d’une forêt d’images et de signes, et tout imbue encore des sortilèges grâce auxquelles elle peut émouvoir : puisque ainsi on ne la comprend pas »[6]. Il est impossible de comprendre le mythe par la seule raison. Et pour cause : l’émotion qu’elle transporte ne sera acceptée par le sujet que si la pensée logique ne la comprend pas. Mais, comme le travail du rêve déforme les désirs pour en informer le rêveur, il faut un travail de la raison pour convaincre la raison de délivrer le symbole de sa prison verbale et produire les formes symboliques qui tiendront prudemment caché sa signification. Délestée de sa gangue et des rationalisations tonitruantes, la pensée symbolique laisse remonter en sa structure une émotion originaire qui se relie au sens de la vie dans sa singulière indivision et son universel partage. Il est arrivé que, craignant que la raison n’ait plus la parole, même un commentateur rigoureux s’affole devant le silence qui est dû à l’écoute de la pensée symbolique comme à celle d’une symphonie[7]. Mais cela ne fait que confirmer la vérité du point de vue mythique. Entre nature et culture, entre sensibilité et intelligibilité, la pensée symbolique s’éprouve comme une clé inestimable de la compréhension humaine.
La pensée anthropologique de Lévi-Strauss se condense dans une œuvre dont la dimension philosophique est aussi novatrice que la rigoureuse application de la méthode structurale à l’analyse des mythes. Mais la particularité de cette œuvre est qu’elle fait appel à la pensée symbolique elle-même pour décrire et comprendre son véritable objet : l’universalité de la pensée symbolique en sa structure. La logique inconsciente des oppositions binaires qui caractérise la structure des mythes développe à l’infini ses transformations dans les mythes. Il en est ainsi parce qu’elle représente la structure même de la vie humaine. Le rapport à la vie n’est donc pas sans incidence sur la connaissance de la pensée. Le savant ne se contente pas d’instrumenter la raison logique pour saisir un objet qui la dépasse. Il en sait les limites. Ce sont celles de la conscience. L’analogie entre le mythe et la musique se résout en ceci que la métaphore musicale est un signifiant de la sensibilité. Elle montre que Lévi-Strauss pose un regard sur un moment de la connaissance qui ne se confond pas avec la connaissance formelle opérée par l’activité de la pensée logique. Ce moment est celui où, livres fermés, nous sommes silencieusement en lien avec l’inconscient mythique et en particulier avec le mythe qui construit notre propre relation au monde et qui se construit par ouverture à la sensibilité, à la vie émotionnelle. La pensée symbolique ne se contente pas d’être un objet de connaissance ; elle a son activité propre qui fait retour sur la connaissance et qui fait néanmoins partie de la connaissance. Mais quel est donc l’élément inconscient susceptible de faire irruption dans la pensée symbolique ? L’anthropologue ne peut répondre qu’en référence à un universel. Il nous rappelle que la connaissance n’est pas pure saisie rationnelle de l’objet mais reconnaissance de l’humanité en lui. Il nous dit que nul n’adviendra à la connaissance de la pensée que sa pensée ne se soit ouverte à l’inconscient des formes symbolique que notre culture inhibe et désavoue, que nul ne saura ce qu’il en est de la pensée humaine qu’il n’ait aperçu la commune humanité. La connaissance de la structure universelle de la pensée symbolique a pour ressort une orientation humaniste de l’affectivité et de la pensée symbolique elle-même. Autant la raison logique nous éloigne de ce sentiment humain autant la pensée symbolique nous en rapproche. La pensée et l’œuvre de Lévi-Strauss ont témoigné, au cours de toute une vie, de sa constante présence à une vivante et émouvante image des cultures amérindiennes.
La connaissance de la mythologie des cultures de tradition orale a donné à Lévi-Strauss de pouvoir représenter, par l’images et le symbole, la réalité sociétale et l’expérience vécue des sociétés de chasseurs-cueilleurs que l’Occident a repoussées à sa périphérie et auxquelles notre culture refusait l’intelligence en prétendant les rattacher à la primitivité, à la transe, à l’effroi, à pure émotivité et aux absurdités mythiques afin que, par contraste, la raison et la civilisation soient élevées dans la pleine lumière de la valeur. Car c’est l’expérience vive de cette rencontre avec ces sociétés répondant aux noms de Caduvéo, Bororo, Nambikwara, Tupi-Kawahib, qui a profondément marqué sa vision du monde ou si l’on veut, ce qui constitue l’orientation de son mythe personnel [8]. C’est à ce mythe et à ses vivants motifs que Lévi-Strauss a nourri la pensée savante d’une expérience fondatrice. Triste tropiques et La pensée sauvage ont représenté deux coups de tonnerre dans le ciel de l’ethnologie et ensemble un véritable renversement de l’image occidentale de la vie, de la connaissance et de la pensée des peuples dits primitifs. La pensée sauvage y est opposée à la pensée mécanique qui a échoué et qui s’anéantira si elle ne consent à briser sa course et à reconquérir son humanité par la contemplation de son origine. La pensée humaniste représente le moyen terme. Elle émerge d’une recherche qui s’appuie sur la connaissance et compréhension de la pensée sauvage, c'est-à-dire de la pensée symbolique. C’est un effort austère et rigoureux symbolisé par le travail de l’ethnographe. Il représente un don de soi, mais aussi l’expiation et le rachat qu’impose la vision coupable de la destruction de l’homme naturel dans le Nouveau monde. A la vérité, cette destruction se réalise aussi en nous-mêmes qui sommes séparés tout à la fois de notre origine et de notre semblable. De l’une et de l’autre, chaque tribu est comme une image confirmée.
Non seulement Claude Lévi-Strauss connaissait par la valeur des sociétés premières, la « grandeur indéfinissable des commencements », mais il reconnaissait que l’ « arc-en -ciel des cultures » que notre fureur voue au néant, nous rattache à ce qu’il y a de plus vivant en l’humanité [9]. La pensée humaniste préserve notre capacité, aussi faible soit-elle, à nous relier aux cultures différentes de la nôtre. Elle peut seule arrêter, freiner et même prendre à rebours l’impulsion qui nous conduit à l’esclavage ou au néant. L’idée la plus significative que la pensée humaniste a effectivement apporté à l’analyse structurale des mythes et qui porte si profondément en elle le refus de donner argument au caractère expansionniste et unilatéral de notre culture, est la définition même du mythe comme totalité de ses variantes. Une telle idée a abandonné la substance du mythe au profit de la signification du tout. Elle dit combien le concept de la pluralité unifiée dans le tout de l’humanité était une règle fondamentale pour Lévi-Strauss. Aussi valable soit-elle, aucune vision du monde ne pourra seule faire comprendre ce qu’est le rapport de l’être au monde. Mais on y viendra en accédant à la logique par laquelle toutes les visions possibles s’articulent entre elles pour donner une idée de la totalité humaine. Cette compréhension des mythes et des visions du monde mettait à distance la philosophie du sujet dont Lévi-Strauss pressentait qu’elle forçait l’exclusivisme du moi dans la représentation de son identité et de sa vérité comme celui des idéologies dans l’idée de leurs certitudes. Certains ont cru lire ou deviner dans l’anthropologie structurale une fascination fautive pour la structure qui aurait caché la négation voire le meurtre symbolique du sujet quand ils avaient en face d’eux, le souci de retrouver par la structure la voie de l’inconscient et par là et par delà toute vision monologique, la vérité humaine à laquelle conduit la pensée symbolique des origines[10].
La pensée humaniste de Lévi-Strauss vient devant les sociétés premières, non pour construire des objets d’étude ethnographique, mais pour réaliser un échange symbolique et humain avec des cultures dont il comprend qu’elles sont les gardiennes d’une vérité originaire relative la nature de l’homme. Il vient à ces cultures dans une relation où il nous convie. Il n’ignore pas et ne veut nous le laisser ignorer que cette relation nous engage sur la voie de la réciprocité et de l’expérience intime d’une transformation intérieure qui nous rend à la compréhension de l’humain à travers ce bien précieux que représente chaque culture. De cette compréhension nous sommes tenus éloignés par une modernité aveugle à elle-même parce qu’elle demeure aveugle à ses origines. L’anthropologue s’adresse à elle et lui suggère de revenir au sens de la vie et à ses fondations symboliques. L’idée que la Symphonie pastorale délivre autant de vérité que les discours de la raison trouvera sans doute son chemin[11]. Lévi-Strauss en a tracé un itinéraire. La musique qu’il entend et qu’il nous fait entendre provient de la structure symphonique de la pensée humaniste dont l’ancrage est dans la sensibilité et l’affectivité. Cette pensée se diffuse depuis la diversité des mondes et des cultures. Claude Lévi-Strauss est ce penseur unique dont l’anthropologie est devenue philosophie et l’intention de recherche une intuition orchestrale afin que puisse être embrassées la pluralité des lignes mélodiques jouées par les différentes cultures et la combinaison harmonique qui fait l’unité de la partition et la concordance universelle de l’humanité.
[1] ROUSSEAU (J.J.), Les confessions II,, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1973, p. 137
[2] KRISTEVA (J.), Sémiotique, Recherches pour une sémanalyse, Paris, Point Seuil, 1969, p. 101.
[3]BAKHTINE (M.), Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978, p. 94.
[4] KANT (E.), Critique de la raison pure, Paris, PUF, 1986.
[5] NIETZSCHE (F.), Ecce homo, Paris, Denoël Gonthier, 1971, p. 57.
[6] LEVI-STRAUSS (C.), Mythologiques I, Le cru et le cuit, Paris, Plon, 1964, p. 40.
[7] SIMONIS (Y.), Claude Lévi-Strauss ou « la passion de l’inceste », Paris, Flammarion, 1980.
[8] LEVI-STRAUSS, Anthropologie structurale, Paris, Plon Agora, 1974, p. 389.
[9] LEVI-STRAUSS, Tristes tropiques, Paris, UGE, coll. 10/18, p. 354, 375.
[10] BIDOU (P.), GALINIER (J.), JUILLERAT (B.), Arguments, in L’Homme, EHESS, n° 149, Mars 1999, p. 14.
[11] GIDE (A.), La symphonie pastorale, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1996.
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