lundi 21 décembre 2009

L'étranger que nous sommes



    C’est en relisant les pages consacrées à Rousseau par Lévi-Strauss que nous comprenons combien la perception de la sensibilité a pu évoluer au XXe siècle (1). Bien que la pensée rousseauiste ait fondamentalement inspiré la construction théorique des « sociétés sauvages » et bien que Lévi-Strauss ait revendiqué haut et fort cet héritage, l’anthropologue n’a jamais été un étranger dans la culture. Il fut un savant respecté et non un écrivain proscrit comme Rousseau. Il a aimé la solitude de la recherche et le monde ne l’y a pas contraint. Mais le fait remarquable n’est-il pas que la pensée de Lévi-Strauss ait suscité l’intérêt des héritiers de Voltaire comme de ceux de Rousseau. Cela témoigne de la complexité et de la richesse d’une pensée où viennent s’abreuver des tendances opposées de la culture ainsi que de la valeur humaine et intellectuelle d’une synthèse primordiale visant l’unité de l’intelligence et de la sensibilité, de la nature et de la culture. Il n’en reste pas moins que la culture rationaliste tire la pensée de Lévi-Strauss vers le formalisme en la débarrassant de son substrat anthropologique et de sa référence à l'état de nature. Et d’une certaine manière, il n’est pas impossible que cette conception puisse vaincre la liberté de cette pensée et parvenir à l’emprisonner dans la pure logique structurale. Mais cela paraît peu vraisemblable car une recherche structurale qui romprait son attache avec la pensée vivante ne peut que s’exaspérer dans des opérations stériles et sans signification tandis que les forces symboliques libérées par la pénétration de l’idée de nature dans la culture travaillent désormais, et depuis des années, à une réinterprétation du monde où le monisme de la raison et le monisme de la nature ne seraient plus les piliers concurrents, mais les termes opposés d’une reconstruction de la pensée anthropologique par leur médiation.

    L’anthropologie de Lévi-Strauss a, en quelque sorte, rendu à la pensée humaniste une confiance en la vérité des intuitions sensibles dans la genèse de la pensée et dans l’orientation de la socialité humaine. Depuis la posture intermédiaire du symbolique, la pensée peut assumer la conscience de la séparation de l’être à l’égard de sa propre nature et saisir les puissants effets de la domination de la vie par la pensée mécanique. Cette domination consacre une dissociation dramatique de l’intelligence et de la sensibilité qui nous rend étrangers à nous-mêmes et aux autres. Une certaine structure de la sensibilité dans la culture en résulte, mais nous vivons cela en nous tenant du côté de la sensibilité ou du côté de la raison. Dans un cas, la sensibilité blessée souffre de subir une destruction rationnelle des liens de socialité qui lui fait repousser les autres et opérer un mouvement de retrait hors du monde comme une solution vitale de protection de soi. Jean Jacques Rousseau a assurément exprimé quelque chose de l’ostracisme en quoi consiste la destruction des liens quand, dans les Rêveries du promeneur solitaire, il ouvre sa première promenade en ces termes : « Me voici donc seul sur terre, n’ayant plus de frère, de prochain, d’ami, de société, que moi-même. Le plus sociable et le plus aimant des humains en a été proscrit par un accord unanime. (…) J’aurais aimé les hommes en dépit d’eux-mêmes. (…). Les voilà donc étrangers, inconnus, nuls enfin pour moi puisqu’ils l’ont voulu. Mais moi, détaché d’eux et de tout, que suis-je moi-même ? Voilà ce qui me reste à chercher » (2). Sa lucidité profondément enracinée dans la sensibilité lui a fait saisir quelque chose de la folie et de l’étrangeté et sans doute le lien qui les unit. Plus l’être humain prend de distance avec l’amour propre, plus il se départit d’un moi enclin à s’enivrer des images mondaines de la puissance, plus il se rapproche de ses semblables. Mais il n’est pas certain que la raison alentour veuille de cette vivante lucidité et de cette liberté. Les gens raisonnables qui persécutaient Rousseau – et il importe peu qu’ils aient été mécréants ou dévots – ont tenté hypocritement de masquer le harcèlement auquel ils soumettaient une pensée dérangeante en prétextant dévoiler le délire paranoïaque et l’orgueil exacerbé de l’homme. Ils ont poussé à bout un écrivain dont la profonde sensibilité était la source d’une rare créativité et prétendaient prouver l’inauthenticité de l’œuvre et des sentiments qui l’inspiraient. Parce que la sensibilité offusque le principe de raison, il fallait que la sensibilité disparaisse du monde et Rousseau de la culture. C’est donc un paradoxe qui veut que le « plus sociable des humains » ait été en butte à l’hostilité de ses contemporains et contraint à la solitude. Rousseau se ressent en lui-même comme un étranger aux yeux de ses semblables et il doit finalement souffrir d’avoir bu à la source de la compassion. Mais ce paradoxe est peut-être un trait de la culture rationaliste émergente du XVIIIe siècle. 

     Dans l’autre cas, la raison sociale se saisit de la sensibilité blessée par un mouvement de défense par où elle sera systématiquement niée afin de maintenir sa capacité à se lancer à la conquête des objets du monde. C’est là une autre manière de vivre l’étrangeté à soi et au monde. La souffrance est dans le devenir étrange. Mais la souffrance elle-même nous devient étrangère car la sensibilité l’est déjà devenue. Les objets qui nous entourent semblent la dissuader de se nommer, mais la douleur est vive quand on ne la ressent plus. Puisque dans l’ordre des choses, la sensibilité n’a pas lieu d’être, la sensibilité qui souffre doit être un non lieu et un non être. Elle est comme l’écume des jours. Et l’image nous vient de cette fleur de la sensibilité qui pousse, maladive, dans les organes comme un mal inexorable. Vian avait raison de croire que la vérité de l’imaginaire était un défi au roman réaliste. Cette effloraison mortifère est la souffrance qui ne dit pas son nom. Elle est la sensibilité de l’insensibilité. Mais elle est un pressentiment qui ignore ce qu’elle pressent et qui pressent ce qu’elle ignore. Elle vient comme un vivant message et demeure une promesse, car si la fleur est pâle, elle n’est pas le froid métal. Et nous qui ne savons pas, nous n’en savons pas moins par la voix du poète que l’éclat des pétales est une flétrissure et que les fleurs du mal sont une blessure. Baudelaire a dit le sens vital de sa quête de l’Idéal dans ces vers où la beauté fleurit sur le terreau de la vie organique :

         « Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rêve
           Trouveront dans ce sol lavé comme une grève
           Le mystique aliment qui ferait leur vigueur ? »

Mais il a dit aussi, et dans le même poème, la sensibilité souffrante d’où viennent les fleurs maladives.

        « - Ô douleur ! ô douleur ! Le Temps mange la vie, 
           Et l’obscurité Ennemi qui nous ronge le cœur
           Du sang que nous perdons croît et se fortifie !» (3)

La souffrance ennemie est l’âme des chloroses, des miasmes morbides et des amours décomposées. 

    Nous fuyons la souffrance en nous rendant insensibles à celle du monde. Et même quand nous croyons voir la misère objective du monde avec les yeux de la raison, sa souffrance cachée nous est le plus souvent étrangère. Car ce qui nous rend étrangers à nous-mêmes, nous sépare aussi du monde humain. La culture rationaliste incline celui dont la critique sociale vise la transformation du monde et l’ « éclosion » de la liberté, à nier qu’il recherche inconsciemment la libération de sa sensibilité en même temps que celle de ses semblables pour recréer un lien dont il est peut-être privé. Il devra jurer, artiste ou politique, que le sentimentalisme de Rousseau lui est totalement étranger. Les mots ont du sens parce qu’ils ne savent pas mentir, qu’ils finissent toujours par dire un pathos comme dans cette formule où Marx annonce au monde que la critique du ciel doit se transformer en critique de la terre : « La critique a dépouillé les chaînes des fleurs imaginaires qui les recouvraient, non pour que l’homme porte des chaînes sans fantaisie, désespérantes, mais pour qu’il rejette les chaînes et cueille le fleur vivante » (4) . Les fleurs de la politique remplacent les fleurs de la religion, dit Marx en pensant à la révolution. C’est au nom des fleurs que les politiques se font et se défont et il faut aussi cent fleurs pour accueillir le tyran. Mais dans la cité politique, le lys, la rose, le muguet ou le lilas, perdent rapidement leurs racines. On les remplace par des fleurs artificielles dont la stabilité des couleurs sert la mobilisation instrumentalisée des groupes humains conçus en bloc comme masse et comme troupeau. 

    La poésie de Baudelaire contient aussi une esthétique de la forme sociale qui rappelle que la beauté cacochyme pousse sur le terreau d’une collectivité en désarroi. La « Muse malade » qui inspire Les Fleurs du mal est l’affectivité saisie par les sentiments morbides, la folie et l’horreur. Mais sa « Muse vénale » est l’affectivité condamnée à survivre en perdant, comme une prostituée, la fleur de sa dignité par la grâce des foules urbaines qui forment son public. Walter Benjamin dans sa réflexion sur l’esthétique de Baudelaire a mis en évidence la thématique de la foule. Il insiste sur sa subtile traduction dans la poésie. « La masse, pour Baudelaire, est une réalité si intérieure qu’on ne doit pas s’attendre qu’il la dépeigne. Ce que chacun de nous a de plus essentiel, il est bien rare qu’il le traduise sous une forme descriptive » écrit-il (5). Et cela est si vrai qu’il échappe généralement à la critique que le poème « Une charogne », décrit la décomposition d’un cadavre comme une expression de la hantise de la décomposition du corps social. La foule est ce corps mort, grouillant de « noirs bataillons » : 

 « - Tout cela descendait, montait comme une vague,
        Ou s’élançait en pétillant;
      On eût dit que le corps, enflé d’un souffle vague,
      Vivait en se multipliant.»


Pour entendre cela, comme un fait anthropologique et non comme un hasard de la création littéraire, il y a une coupure à surmonter. Le poète embrasse d'un même regard la dégradation du corps indivis et du corps social que le désir a épuisés et que la vie a désertés.

     Le cours de la rationalisation de la vie au XXe siècle a abouti à l’éclosion d’une affectivité de l’insensibilité qui exprima de manière pathétique l’étrangeté humaine. Mais l’idée de l’art pour l’art qui jaillit au XIXe siècle fut la manifestation précoce du mouvement de déshumanisation de l’esthétique qui s’accomplit au siècle suivant. Elle sera moins une recherche de l’autonomie de l’art vis-à-vis de la religion ou de la politique que celle de l’artificialisme, du formalisme et de l’abstraction d’où naîtront les fleurs maladives et les fleurs métalliques de la littérature, de la musique et des arts plastiques. Elle a ouvert la voie à une esthétique de la morbidité organique ou de sa négation mécanique. Adolescent, nous trouvions admirable L’étranger de Camus. Et ce roman l’était incontestablement. Nous comprenions le sens de l’étrangeté, mais nous en faisions une condition humaine, le lot de toute humanité. C’est comme si cette représentation avait été indépendante de la pensée d'un auteur qui consent à l’absurde, mais comme condition de la révolte contre les dieux. Il faut dire qu’il s’agissait d’une révolte tragique de sorte que nous trouvions, sans y réfléchir, la pente d’une esthétique littéraire où l’être humain doit accepter comme une destinée de devenir étranger à son destin. L’absurde est une formulation de la scission et de l’étrangeté humaine. Mais cette notion ne s’inscrit nullement dans la perspective de la restauration de l’unité de l’être humain. Il nous souvient d’avoir ressenti l’écriture thématisée de Camus comme un choc. Mais, étrangement, ce que le roman suscita en nous ne fit qu’esthétiser le drame de la coupure. Cette esthétique de la réception découle d’une forme de denégation culturelle de la sensibilité. Elle installe et consacre une sensibilité de l’insensibilité. C’est le sens de l’esthétique contemporaine que d’aimer sans le savoir l’absence de relation avec la sensibilité naturelle, car cette coupure est le lien par défaut par lequel la culture se souvient d’avoir été unie à la nature. C’est une nostalgie aride, impavide et tendue qui a perdu, par un sursaut défensif, ce qu’il lui restait du sentiment de la perte.

     Celui qui reste attentif à la pensée du monde ne manquera pas d’être sollicité par la sensibilité sociétale refoulée. S’il le veut bien, il en apercevra les images et entendra les symboles qui viennent à la signification comme des morceaux d’un rêve collectif dont on ne se souvient plus. C’est dans l’état social que l’homme devient un loup pour l’homme, dans la quête frénétique des objets sociaux qu’il étouffe ses sentiments originaires. En écoutant la plainte de l’humanité dans les fragments du rêve universel, nous comprenons que seule l’étrangeté de l’être humain a le pouvoir de le métamorphoser. Verlaine écrivit un poème intitulé « Les loups » où il décrit une voracité opportuniste qui ressemble fort à celle des hommes . Et le même poète commit les beaux vers de « Green » qui établissent pour une vie entière un lien secret avec la symbolique du don :

«Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches
Et puis voici mon coeur qui ne bat que pour vous.
Ne le déchirez pas avec vos deux mains blanches
Et qu'à vos yeux si beaux l'humble présent soit doux.»(7).

Et nous disons que le don à l’aimée a suffisamment d’ampleur par la signification absolue de son symbole pour recevoir le don social de la fleur de la sensibilité, c'est à dire pour laisser discerner la disposition originaire à la socialité. « Les loups » de Verlaine et « Les corbeaux » que Rimbaud voit rassemblés en une « armée étrange aux cris sévères » signalent combien l’étrangeté humaine est une déchirure et combien il importe de garder la mémoire de la chair qui saigne et meurt sous le bec, l’ongle et le croc. Le sens nous échappe encore à moitié parce que nous voulons faire de la poésie un monde alors même quelle embrasse le monde tout entier.
  

    Il y a une souffrance dans le fait d’être étranger à sa propre sensibilité, mais c’est une délivrance que de devenir étranger à l’amour propre. Néanmoins, on ne se délivre pas des formes aliénées du moi par la volonté. Reconnaître les identifications qui s’imposent à nous comme des impératifs moraux pourrait être la seule activité volontaire qui nous soit ouverte. C’est la voie de Rousseau dont Lévi-Strauss nous rappelle l’ardent message dans ce passage qui nous a tant marqué : « La révolution rousseauiste, préformant et amorçant la révolution ethnologique, consiste à refuser les identifications obligées, que ce soit celle d’une culture à cette culture, ou celle d’un individu, membre d’une culture, à un personnage ou à une fonction sociale que cette même culture cherche à lui imposer. Dans les deux cas, la culture ou l’individu revendiquent le droit à une identification libre, qui ne peut se réaliser qu’au-delà de l’homme : avec tout ce qui vit et donc souffre ; et aussi, en deçà de la fonction ou du personnage : avec un être non déjà façonné, mais donné. Alors, le moi et l’autre, affranchis d’un antagonisme que la philosophie seule cherchait à exciter, recouvrent leur unité » (8). Voilà les chaînes et voici les fleurs. La liberté des identifications n’est autre que la suspension des identités sociales surinvesties. Elle est une porte ouverte à l’inconscient et comme une manière de laisser venir à soi l’élément sensible qui nous relie à notre propre vie, à la vie d’autrui et à toute forme de vie. C’est folie que d’imaginer qu’il puisse exister une sensibilité personnelle distincte d’une sensibilité sociale et d’une sensibilité à la nature. C’est folie que croire qu’il nous est loisible de nous préoccuper exclusivement de celle-ci tout en laissant celle là suivre son cours et encore d’ignorer la dernière. Il n’y a qu’une sensibilité. Elle est orientée toute entière vers la vie. Et quand nous la réprimons parce qu’elle a été meurtrie et que sa fragilité menace les ambitions sociales qui nous servent de défense, c’est comme si nous abandonnions notre vie aux seuls impératifs de la société, comme si nous étions résolus à ne vivre que par la société, c'est-à-dire à mourir un peu plus tous les jours.  

    Il est vrai que l’emprise de la culture sur les identifications du moi instille des désordres, des déceptions, des remords et des faillites qui mettent à mal l’âme et le corps et que nous interprétons comme la preuve d’une inaptitude essentielle à se constituer ontologiquement comme sujet. On vient à la souffrance par la totalité de ce qui veut advenir à l’être. Aussi, est-il malaisé de distinguer ce qui relève de l’amour propre et ce qui sourd de la sensibilité car l’amour propre comme la sensibilité ont été blessés. Il se peut que l’usage de la sensibilité soit un art. La connaissance de l’affectivité résulte d’une expérience qui, à bien des égards, ressemble à celle de l’artiste : celui-ci développe sa sensibilité musicale en même temps que la maîtrise de son instrument. Il devient progressivement capable de saisir des nuances très subtiles dans le jeu et dans l’interprétation parce qu’il perçoit des nuances équivalentes dans le registre des émotions. Il y a deux manières d’écouter une œuvre musicale. L’une nous fait rêver de devenir musicien ou chef d’orchestre et pleurer de ne l’être pas. L’autre fait jaillir une émotion qui semble venir de très loin, d’un autre monde et d’un autre temps, peut-être du monde de l’enfance et peut-être du temps où nous étions encore blottis dans le sein maternel.



     
 


(1) LEVI-STRAUSS (C.), Tristes tropiques, Chap. XXXVIII, in Œuvres, Paris, Gallimard, col. La Pléiade, 2008 ; « Jean Jacques Rousseau, fondateur des sciences de l’homme », in Anthropologie structurale deux, Paris, Plon, Col. Agora Pocket, 1996
(2) ROUSSEAU (J.J.), Les rêveries du promeneur solitaire, Paris, Gallimard folio, n° 186.
(3) BAUDELAIRE (C.), « L’ennemi », in Les fleurs du mal, Paris, Poésie Gallimard, 1996
(4) MARX (K.), « Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel », in Critique du droit politique hégélien, Paris, Editions sociales, 1975, p. 198.
(5) BENJAMIN (W.), « Sur quelques thèmes baudelairiens », in Charles Baudelaire, un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, Paris, Petite Bibliothèque Payot, n° 399, p. 167.
(6) VERLAINE (P.), « Les loups » in Jadis et Naguère, Parallèlement, Paris, Livre de Poche, 1967, p. 76.
(7) VERLAINE (P.), Romances sans paroles, 1874.
(8) LEVI-STRAUSS (C.), « Jean Jacques Rousseau, fondateur des sciences de l’homme », in Anthropologie structurale deux, opus cit. , p. 52.

lundi 7 décembre 2009

La structure symphonique de la pensée humaniste


Quiconque s’est penché sur l’œuvre de Claude Lévi-Strauss, a trouvé, dans l’amitié du connaître, plus qu’une grande pensée, il a pu rencontrer une grande âme. Car cette œuvre ne parle pas seulement à la raison mais aussi à la sensibilité. Et cela est si vrai que ce qu’il y a de plus vivant en elle, ce qui se tient sous les mots de la langue et sous le langage de la logique, nous l’entendons comme une musique, une fois les livres refermés. Nous entendons la pensée de l’anthropologue et particulièrement lorsqu’elle suit la mélodie d’un mythe ou qu’elle met en valeur l’harmonie que réalisent toutes ses variantes. Nous entendons cette pensée parce que celui qui nous la transmet s’est efforcé, durant le siècle, de se tenir à l’écart des clameurs de l’histoire et des démesures du logos, pour écouter la longue musique de la vie, celle que d’humbles sociétés savaient entendre parce qu’elles étaient accoutumées à la lecture de la pensée symbolique pendant que notre civilisation qui accable le monde sous la raison instrumentale, ne parvient pas même à l’ânonner. Nous l’entendons parce que la vie symbolique qui parcourt toute son œuvre nous rapproche, par une secrète affinité, de l’universelle humanité. Parce que cette musique l’a profondément attaché à la nature en général et à la nature humaine en particulier, il a donné aussi une profondeur à la culture. Il eut été en droit de nous rappeler, comme Rousseau dans ses méditations, mais sans sa feinte dérision : « Insensés qui vous plaignez sans cesse de la nature, apprenez que tous vos maux vous viennent de vous »[1].

Certains créateurs sont dans un rapport quasi synesthésique à la symbolique de la totalité. Bakhtine, philosophe et théoricien de la littérature, entendait les écrits de Rabelais, de Swift et de Dostoïevski, de Kafka et d’autres encore, comme des « romans polyphoniques »[2]. Il voyait en œuvre la source créatrice du dialogue que permet, dans une même culture, la pluralité des langages et des genres poétiques par opposition aux forces centralisatrices du système linguistique et à la représentation monologique que chacun entretient avec son propre discours[3]. Kant aussi accueillait la pluralité des représentations fondées sur l’expérience comme une « rapsodie de sensations », mais séparant radicalement la sensibilité et l’imagination transcendantale, il n’entendait pas que cette musique exprimait peut-être une direction cachée de la pensée et l’élevait à l’idée a priori de l’unité de l’ensemble des connaissances[4]. Il avait l’oreille rapsodique du divers, mais la vision architectonique du tout. Quand Nietzsche, dans Ecce homo, dit qu’il ne sait pas faire de différence entre les larmes et la musique, nous comprenons que la musique peut condenser en elle toutes les grandes oppositions vitales, comme chez l’écrivain lui-même, l’opposition entre dionysien et apollinien, vie et mort, pessimisme et optimisme, opéra et révolution, raison et instinct, et exprimer aussi exactement que possible la vision du monde de celui qui la vit comme un mythe[5]. Lévi-Strauss appartient à lignée de ces penseurs qui perçoivent la symphonie du monde comme une musique intérieure. Mais il introduit une forme nouvelle de réflexivité qui nous permet aujourd’hui d’appréhender, en deçà du jugement esthétique, la signification mythique de la musique ainsi que l’usage de la métaphore musicale dans les représentations de la culture. D’où vient cette musicalité que Lévi-Strauss parvient à restituer quand il évoque les mythes qui furent ceux d’hommes et de femmes dont les cultures semblent en tous points éloignées des nôtres ?

L’intérêt que Lévi-Strauss porte à la musique tient à la spécificité de ce langage qui lui permet de penser le langage du mythe. Bien qu’elles aient reçu de la culture une structure logique sophistiquée, musique et mythologie empruntent les canaux inconscients qui réalisent en nature l’organisation sensible des êtres. Ainsi peut-on concevoir que la pensée symbolique se passe du langage et que le mythe est une émotion structurée. Dans Le cru et le cuit, l’ethnologue souhaite que son lecteur « puisse être, par le mouvement qui l’éloignera du livre, transporté vers la musique qui est dans les mythes, telle que leur texte entier l’a préservée avec, en plus de son harmonie et de son rythme, cette secrète signification qu’(il a) laborieusement tenté de conquérir, non sans la priver d’une puissance et d’une majesté connaissable par la commotion qu’elle inflige à qui la surprend dans son premier état tapie au fond d’une forêt d’images et de signes, et tout imbue encore des sortilèges grâce auxquelles elle peut émouvoir : puisque ainsi on ne la comprend pas »[6]. Il est impossible de comprendre le mythe par la seule raison. Et pour cause : l’émotion qu’elle transporte ne sera acceptée par le sujet que si la pensée logique ne la comprend pas. Mais, comme le travail du rêve déforme les désirs pour en informer le rêveur, il faut un travail de la raison pour convaincre la raison de délivrer le symbole de sa prison verbale et produire les formes symboliques qui tiendront prudemment caché sa signification. Délestée de sa gangue et des rationalisations tonitruantes, la pensée symbolique laisse remonter en sa structure une émotion originaire qui se relie au sens de la vie dans sa singulière indivision et son universel partage. Il est arrivé que, craignant que la raison n’ait plus la parole, même un commentateur rigoureux s’affole devant le silence qui est dû à l’écoute de la pensée symbolique comme à celle d’une symphonie[7]. Mais cela ne fait que confirmer la vérité du point de vue mythique. Entre nature et culture, entre sensibilité et intelligibilité, la pensée symbolique s’éprouve comme une clé inestimable de la compréhension humaine.

La pensée anthropologique de Lévi-Strauss se condense dans une œuvre dont la dimension philosophique est aussi novatrice que la rigoureuse application de la méthode structurale à l’analyse des mythes. Mais la particularité de cette œuvre est qu’elle fait appel à la pensée symbolique elle-même pour décrire et comprendre son véritable objet : l’universalité de la pensée symbolique en sa structure. La logique inconsciente des oppositions binaires qui caractérise la structure des mythes développe à l’infini ses transformations dans les mythes. Il en est ainsi parce qu’elle représente la structure même de la vie humaine. Le rapport à la vie n’est donc pas sans incidence sur la connaissance de la pensée. Le savant ne se contente pas d’instrumenter la raison logique pour saisir un objet qui la dépasse. Il en sait les limites. Ce sont celles de la conscience. L’analogie entre le mythe et la musique se résout en ceci que la métaphore musicale est un signifiant de la sensibilité. Elle montre que Lévi-Strauss pose un regard sur un moment de la connaissance qui ne se confond pas avec la connaissance formelle opérée par l’activité de la pensée logique. Ce moment est celui où, livres fermés, nous sommes silencieusement en lien avec l’inconscient mythique et en particulier avec le mythe qui construit notre propre relation au monde et qui se construit par ouverture à la sensibilité, à la vie émotionnelle. La pensée symbolique ne se contente pas d’être un objet de connaissance ; elle a son activité propre qui fait retour sur la connaissance et qui fait néanmoins partie de la connaissance. Mais quel est donc l’élément inconscient susceptible de faire irruption dans la pensée symbolique ? L’anthropologue ne peut répondre qu’en référence à un universel. Il nous rappelle que la connaissance n’est pas pure saisie rationnelle de l’objet mais reconnaissance de l’humanité en lui. Il nous dit que nul n’adviendra à la connaissance de la pensée que sa pensée ne se soit ouverte à l’inconscient des formes symbolique que notre culture inhibe et désavoue, que nul ne saura ce qu’il en est de la pensée humaine qu’il n’ait aperçu la commune humanité. La connaissance de la structure universelle de la pensée symbolique a pour ressort une orientation humaniste de l’affectivité et de la pensée symbolique elle-même. Autant la raison logique nous éloigne de ce sentiment humain autant la pensée symbolique nous en rapproche. La pensée et l’œuvre de Lévi-Strauss ont témoigné, au cours de toute une vie, de sa constante présence à une vivante et émouvante image des cultures amérindiennes.

La connaissance de la mythologie des cultures de tradition orale a donné à Lévi-Strauss de pouvoir représenter, par l’images et le symbole, la réalité sociétale et l’expérience vécue des sociétés de chasseurs-cueilleurs que l’Occident a repoussées à sa périphérie et auxquelles notre culture refusait l’intelligence en prétendant les rattacher à la primitivité, à la transe, à l’effroi, à pure émotivité et aux absurdités mythiques afin que, par contraste, la raison et la civilisation soient élevées dans la pleine lumière de la valeur. Car c’est l’expérience vive de cette rencontre avec ces sociétés répondant aux noms de Caduvéo, Bororo, Nambikwara, Tupi-Kawahib, qui a profondément marqué sa vision du monde ou si l’on veut, ce qui constitue l’orientation de son mythe personnel [8]. C’est à ce mythe et à ses vivants motifs que Lévi-Strauss a nourri la pensée savante d’une expérience fondatrice. Triste tropiques et La pensée sauvage ont représenté deux coups de tonnerre dans le ciel de l’ethnologie et ensemble un véritable renversement de l’image occidentale de la vie, de la connaissance et de la pensée des peuples dits primitifs. La pensée sauvage y est opposée à la pensée mécanique qui a échoué et qui s’anéantira si elle ne consent à briser sa course et à reconquérir son humanité par la contemplation de son origine. La pensée humaniste représente le moyen terme. Elle émerge d’une recherche qui s’appuie sur la connaissance et compréhension de la pensée sauvage, c'est-à-dire de la pensée symbolique. C’est un effort austère et rigoureux symbolisé par le travail de l’ethnographe. Il représente un don de soi, mais aussi l’expiation et le rachat qu’impose la vision coupable de la destruction de l’homme naturel dans le Nouveau monde. A la vérité, cette destruction se réalise aussi en nous-mêmes qui sommes séparés tout à la fois de notre origine et de notre semblable. De l’une et de l’autre, chaque tribu est comme une image confirmée.

Non seulement Claude Lévi-Strauss connaissait par la valeur des sociétés premières, la « grandeur indéfinissable des commencements », mais il reconnaissait que l’ « arc-en -ciel des cultures » que notre fureur voue au néant, nous rattache à ce qu’il y a de plus vivant en l’humanité [9]. La pensée humaniste préserve notre capacité, aussi faible soit-elle, à nous relier aux cultures différentes de la nôtre. Elle peut seule arrêter, freiner et même prendre à rebours l’impulsion qui nous conduit à l’esclavage ou au néant. L’idée la plus significative que la pensée humaniste a effectivement apporté à l’analyse structurale des mythes et qui porte si profondément en elle le refus de donner argument au caractère expansionniste et unilatéral de notre culture, est la définition même du mythe comme totalité de ses variantes. Une telle idée a abandonné la substance du mythe au profit de la signification du tout. Elle dit combien le concept de la pluralité unifiée dans le tout de l’humanité était une règle fondamentale pour Lévi-Strauss. Aussi valable soit-elle, aucune vision du monde ne pourra seule faire comprendre ce qu’est le rapport de l’être au monde. Mais on y viendra en accédant à la logique par laquelle toutes les visions possibles s’articulent entre elles pour donner une idée de la totalité humaine. Cette compréhension des mythes et des visions du monde mettait à distance la philosophie du sujet dont Lévi-Strauss pressentait qu’elle forçait l’exclusivisme du moi dans la représentation de son identité et de sa vérité comme celui des idéologies dans l’idée de leurs certitudes. Certains ont cru lire ou deviner dans l’anthropologie structurale une fascination fautive pour la structure qui aurait caché la négation voire le meurtre symbolique du sujet quand ils avaient en face d’eux, le souci de retrouver par la structure la voie de l’inconscient et par là et par delà toute vision monologique, la vérité humaine à laquelle conduit la pensée symbolique des origines[10].

La pensée humaniste de Lévi-Strauss vient devant les sociétés premières, non pour construire des objets d’étude ethnographique, mais pour réaliser un échange symbolique et humain avec des cultures dont il comprend qu’elles sont les gardiennes d’une vérité originaire relative la nature de l’homme. Il vient à ces cultures dans une relation où il nous convie. Il n’ignore pas et ne veut nous le laisser ignorer que cette relation nous engage sur la voie de la réciprocité et de l’expérience intime d’une transformation intérieure qui nous rend à la compréhension de l’humain à travers ce bien précieux que représente chaque culture. De cette compréhension nous sommes tenus éloignés par une modernité aveugle à elle-même parce qu’elle demeure aveugle à ses origines. L’anthropologue s’adresse à elle et lui suggère de revenir au sens de la vie et à ses fondations symboliques. L’idée que la Symphonie pastorale délivre autant de vérité que les discours de la raison trouvera sans doute son chemin[11]. Lévi-Strauss en a tracé un itinéraire. La musique qu’il entend et qu’il nous fait entendre provient de la structure symphonique de la pensée humaniste dont l’ancrage est dans la sensibilité et l’affectivité. Cette pensée se diffuse depuis la diversité des mondes et des cultures. Claude Lévi-Strauss est ce penseur unique dont l’anthropologie est devenue philosophie et l’intention de recherche une intuition orchestrale afin que puisse être embrassées la pluralité des lignes mélodiques jouées par les différentes cultures et la combinaison harmonique qui fait l’unité de la partition et la concordance universelle de l’humanité.


[1] ROUSSEAU (J.J.), Les confessions II,, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1973, p. 137
[2] KRISTEVA (J.), Sémiotique, Recherches pour une sémanalyse, Paris, Point Seuil, 1969, p. 101.
[3]BAKHTINE (M.), Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978, p. 94.
[4] KANT (E.), Critique de la raison pure, Paris, PUF, 1986.
[5] NIETZSCHE (F.), Ecce homo, Paris, Denoël Gonthier, 1971, p. 57.
[6] LEVI-STRAUSS (C.), Mythologiques I, Le cru et le cuit, Paris, Plon, 1964, p. 40.
[7] SIMONIS (Y.), Claude Lévi-Strauss ou « la passion de l’inceste », Paris, Flammarion, 1980.
[8] LEVI-STRAUSS, Anthropologie structurale, Paris, Plon Agora, 1974, p. 389.
[9] LEVI-STRAUSS, Tristes tropiques, Paris, UGE, coll. 10/18, p. 354, 375.
[10] BIDOU (P.), GALINIER (J.), JUILLERAT (B.), Arguments, in L’Homme, EHESS, n° 149, Mars 1999, p. 14.
[11] GIDE (A.), La symphonie pastorale, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1996.