lundi 18 janvier 2010

Au carrefour des trois chemins



La langue est la matière que la parole élabore dans la signification. Pourtant, qu’il s’agisse de mots ou de discours, savoir que ceci signifie cela nous apprend peu. Nous voulons connaître comment le sens advient. La question du sens est posée par le recours à la langue et par l’usage de la parole, mais ses réponses débordent sans cesse les mots parce qu’elles engagent la pensée et la vie. Depuis le plus jeune âge, la poésie de Baudelaire nous a menés à l’entrée d’un chemin qui conduit à l'en deçà du langage d’où émerge la signification :

« La nature est un Temple où de vivants piliers
 Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
 L’homme y passe à travers des forêts de symboles
 Qui l’observent avec des regards familiers »

Peut-être l’adolescence est-elle particulièrement apte à saisir ces secrètes correspondances. Dans nos sociétés, elle bataille pour trouver un sens propre parce que la culture prétend lui fournir, uniformément et sentencieusement, ce qu’elle cherche. Celui dont le regard prétend voir un monde bien ordonné répètera à qui voudra l’entendre que ceci signifie cela. Mais il faut avoir perdu un jour le sens de la vie pour comprendre ce que signifie une parole vide et s’être risqué dans la forêt des symboles pour embrasser son vivant pilier. La multiplicité des sens nous submerge quand aucun ne nous appartient. On est devant des possibles et on se sent vraiment seul. On vient au sens comme Kierkegaard devant la forêt de Gribskov. Il s’y trouve un endroit qui a pour nom « le coin des huit chemins ». Et la pensée est comme prise de vertige à la croisée des significations : « Ce qu’un solitaire évite reçoit déjà son nom de la rencontre de trois chemins : la trivialité ; alors combien plus triviale encore doit être la rencontre de huit chemins ? Il en est pourtant ainsi : il y a réellement huit chemins, mais malgré cela, quelle solitude » [2]. La trivialité désigne, en son étymologie, un carrefour et laisse entendre ce que doit être l'emprise de la banalité au grand carrefour du sens commun. C'est étrangement à ce coin de la forêt qu'il revient de dire quelque chose de la solitude car le trafic des huit chemins n’est qu’une possibilité : personne n'y vient. Le sens de la solitude surgit  du chemin du moi d’où Kierkegaard découvre ce que signifie pour lui la vie sociale. Par contraste, le sens collectif dont il se défie le renvoie au sens propre de sa limite et de sa durée, c'est à dire de sa finitude. La question du sens paraît moins hasardeuse et plus impérieuse dès qu’elle frôle le sens de la vie. Kierkegaard en a l’intuition. Il lui faut déboucher au beau milieu d’un singulier carrefour pour que le sens de la vie l’interroge en sa solitude. « Huit chemin et pas un voyageur ! C’est bien comme si le monde s’était éteint et que le survivant soit dans l’embarras, car il ne se trouverait plus personne pour l’enterrer ; ou comme si le monde entier s’était engagé sur les huit chemins et vous avait oublié ! ». Le monde nous survivra-t-il ou survivrons-nous au monde ?

Bien que tout le monde soit appelé à emprunter ce carrefour de la vie, nous seul pouvons donner sens à notre vie et à notre mort. Au milieu du nombre, le sens de la vie est étouffé par les discours, masquée par cette illusion collective de la pérennité où la vie des êtres est utile et leur mort ignorée. Nous pouvons regarder la solitude depuis la possibilité sociale ou la considérer depuis la possibilité vitale, semble dire Kierkegaard. Il choisit cette deuxième solution et toute la forêt lui appartient. Les huit chemins ne le fascinent plus. Il pressent alors la paisible assurance de la sensibilité qui demeure ancrée dans la mémoire. Entre la conscience et l’inconscient s’élève l’idée que le silence doit être le chemin de l’apaisement du corps, de l’âme et de l’esprit. Le « coin silencieux et tranquille » est ainsi la métaphore d’un espace capable de restaurer le sens de la vie. Parce qu’il a connu une intuition de la mort, Kierkegaard peut embrasser la vie et l’entourer de toutes les significations que sa pensée est capable de faire advenir pour la protéger. Il évoque laconiquement cela dans son langage imagé. Il y a tout près du « coin des huit chemins » un lieu qui a pour nom « l’enclos fatal ». Il nous faut toucher quelque chose de la mort pour reconnaître le sens de la vie. Comme la vie grandit de la présence au monde, la mort est aussi instillée de ses contraintes.Toutes les souffrances sont parties de ma mort et toutes les joies sont épanouissements de ma vie, en éclat et en vigueur.

Si Sœren Kierkegaard imagine un espace morbide et restitue le sens d’un lieu vivant et apaisé de la forêt intérieure, Raymond Quenau qui, avec L’instant fatal, projette une lancinante temporalité de la mort, s’achemine tout de même, entre le scepticisme, l’humour et le désespoir, vers le lieu où la vie se tient concentrée en sa générosité et que gardent des animaux familiers :

      « Cette route qui s’ouvre proche
         ne la connaît que qui veut bien
         se déclarant sans anicroche
         tout près de l’âne ou bien du chien »[3] .

Toutefois, le poème « Cette route » n’exprime pas, comme chez Kierkegaard, la concordance entre la pensée et la progression vers un lieu symbolique propice, mais l’ « anicroche » entre un « hésitant » venu « sprofiler » et les gardiens de la sensibilité. Or, le conflit entre l’esprit conscient et le rapport inconscient au corps crée un abîme où s’engouffre le sentiment de la mort. L’image du corps propre est manifestement blessée. L’un des animaux « s’en va en effiloche l’autre est couvert de sang gâté ». L’ « instant fatal » est le moment où la pensée renonce à retrouver le sens de la vie par la médiation de l’opposition vie/mort. C’est comme si elle se regardait sombrer dans un gouffre obscur. La métaphore est obsédante, mais éclate comme le pressentiment de son apogée dans Deux fins lambeaux d’étoile [4]:

 « Deux fins lambeaux d’étoile
    Deux cristaux de promesse
    L’air pur et puis la nuit et puis et puis et puis »

Le non sens de la mort est puissamment inscrit dans les jeux de langage. Seul le poète qui a pris le parti de l’humour et de la dérision sait ce qu’il en est et peut mesurer, dans le silence de son incarnation, ce qu’il a restauré du sens de la vie. Seul le philosophe peut reconnaître si l’acceptation de la solitude est authentique ou si elle succombe à une secrète injonction qui lui vole sa liberté. Nous ne pouvons nous en faire juge car même le possible pressentiment n’enlèvera pas la vérité : ces choses ne sont pas atteignables. La pensée qui associe l’intelligence et le symbole est apte à produire des discours fondés sur le détour. Et l’on peut admettre que le détour puisse être bénéfique à la vie. Le sens personnel des équilibres vitaux est l'horizon de la relativité. Le sentiment de la mort est un espace limité chez Kierkegaard, un gouffre temporel chez Queneau. Et peut-être ces deux voies se sont-elles révélées aussi efficaces l’une que l’autre pour délivrer une existence de l’angoisse et protéger le sentiment intime de la vie. Nous ne cherchons pas à atteindre l’impossible transparence d’une subjectivité. Nous voulons connaître l’humain, c'est-à-dire nous connaître nous-mêmes, au travers de ce qui oppose les représentations symboliques de la vie, sachant que le sens de ces oppositions nous apprend davantage sur le fonctionnement de la pensée que la reconstruction d’une monade.

Il est un autre plan où la connaissance avance avec non moins de prudence et à la lumière de l’anthropologie structurale. L’opposition entre vie et mort est différemment médiatisée, mais la structure de la pensée semble conduire, non seulement, à investir la « trivialité » du sens de la vie que Kierkegaard feignait de trouver aussi peu recommandable que le sens commun, mais aussi à reconnaître en elle une commune condition. Ces trois chemins ne renvoient pas à autre chose qu’à la structure ternaire de la construction du sens. Il y a une multiplicité de chemins, mais trois suffisent pour que nous nous y retrouvions. Le sens de la vie est l’impulsion vitale qui tire parti de la liaison entre la sensibilité de la vie végétative, une orientation intelligible de la vie de la relation et la signification que leur confère la vie symbolique en suscitant une règle commune à la sensibilité et à l’intelligence. Chez le philosophe, c’est le sens apaisé de la solitude, chez le poète, le sens raffiné de l’humour. Mais les formes différenciées par lesquelles l’un et l’autre ont pensé le sens de la vie nous révèlent une manière générale de le construire. Le sens est possiblement orienté vers la recherche de la sensibilité, vers la recherche de la signification, vers la recherche d’une orientation sociale. Il peut l’être vers les trois simultanément, exclure un sens ou un autre ou régler différemment la mesure de l’investissement dans chaque orientation. Chaque configuration possible se réalise dans une structure où demeurent solidaires la généralité de la structure ternaire et la singularité de l’investissement du sens en chaque cas. Une telle construction symbolique acquiert, à nos yeux, une grande valeur d’élucidation par cela même qu’elle est inconsciente. Et d’abord parce que la connaissance y trouve la condition de son exercice et la réflexion de son projet. Ensuite parce qu’elle ne peut éviter pour elle-même la question du sens puisqu’elle s’engage à son insu dans l’opposition vie/mort. La quête du sens de la vie est l’inconscient de toute connaissance.

Le Vocabulaire technique et critique de la philosophie consacre son article le plus long au terme qui nous intéresse [5]. L’auteur pose d’emblée les divisions générales du sens du mot « sens » : fonction sensorielle, signification, orientation d’un mouvement. La structure ternaire du sens est ainsi manifeste jusque dans la langue. Elle se présente dans sa généralité comme l’intégration symbolique de trois composantes fonctionnelles. Cela voudrait dire qu’en théorie du moins et pour un champ déterminé de la signification, les mots, les symboles ou les concepts peuvent se ranger dans l’une des trois modalités de la construction du sens. L’hypothèse vaut d’être tenue et ses conséquences réfléchies. S’il existe une structure générale qui commande la formation du sens, il faut admettre que la langue se plie à la contrainte que forme le système cognitif en sa totalité : la pensée intuitive, la pensée logique et la pensée symbolique. La pensée se fait respectivement sensibilité par l’intuition, orientation par l’intelligence et signification par l’activité symbolique. La convention arbitraire d’où viendrait le sens des mots rencontre la limite posée par cette structure. La théorie de l'arbitraire des dénominations linguistiques développée par Saussure dans le Cours de linguistique générale a eu l'avantage de permettre l'étude phonologique de la langue comme un système indépendant, mais aussi le grand désavantage d'inhiber la recherche des liens avec son substrat naturel. Le simple fait d'admettre que l'autonomie d'un système n'est pas nécessairement remis en cause par l'existence de ce  substrat, place les lois internes de ce systèmes dans une perspective élargie de la pensée et de la vie humaine.

L’orientation en société se rapporte aux investissements sociaux et ceux-ci ne se comprennent qu’à la lumière des identifications que régissent les oppositions signifiantes d’une culture. Elle se règle sur l’activité de la pensée logique. Celle-ci conçoit le monde comme un espace qu’elle construit de manière binaire en opposant sur trois axes les oppositions droite/gauche, haut/bas et avant/arrière qui permettent de représenter l’espace social selon des modalités spécifiques dans chaque culture. Le sens est posé par la structure prévalente des oppositions binaires dans la pensée et dans la culture. Il affirme une direction consciente de l'investissement de la valeur. Une culture dominée par le sens de la hiérarchie tend à se structurer sur une opposition binaire haut/bas [6]. La structure des oppositions binaires y est antagonique et la valeur y est toujours le terme supérieur. La connaissance, l’esthétique et la morale y sont projetées sur un plan spatial unique où le vrai est opposé au faux, le beau au laid, le bien au mal de telle sorte que, par exclusion logique du tiers, la direction soit vigoureusement donnée et les hiérarchies construites sans ambiguïté. Les oppositions binaires tendent à se polariser sur l’approfondissement et la suppression de la hiérarchie qui constituent les deux faces d’une même pièce. L’expansion de la raison logique dans la culture en vient à séparer et à opposer tous les existants afin de créer un ordre fermé et contrôlable qui satisfait à la logique binaire. La rationalisation de la vie reflète la pénétration d’une logique binaire antagonique dans toutes les sphères de la vie humaine. C'est une question de lucidité que d'apprécier combien la conjonction, dans la culture, de la logique binaire et du principe de hiérarchie est puissante. La logique binaire de la hiérarchie s’applique tant aux êtres qu’aux choses. Aussi, la domination de la nature réalise-t-elle en hiérarchie l’opposition du sujet et de l’objet. Elle peut étendre à toutes relations le schème instrumental que la hiérarchie contient. Une importante production symbolique est mobilisée dans la culture occidentale pour compenser le primat du sens hiérarchique dans la construction du social par des médiations qui traduisent elles-mêmes sa pénétration et son préjugé.

Il serait inconséquent de reprocher à la pensée logique d’effectuer des calculs binaires. Ses opérations logiques vont bien au-delà de la faveur accordée à la culture au sens de la hiérarchie et de l’antagonisme. Le problème vient de la civilisation qui, élevant l’activité de la pensée logique à la valeur suprême et s’étant identifiée à elle, a imaginé le salut de la société par elle. Son principe repose sur l’instauration d’une hiérarchie dans le rapport corps/esprit. Un surinvestissement de la raison logique qui se conclut par un désinvestissement symétrique de la sensibilité ne peut que projeter sur le monde la hiérarchie du système cognitif lui-même. La structure se survit par la négation de la pensée symbolique d'où pourrait survenir le scandale du changement. La modernité a opéré un immense refoulement de la pensée symbolique qu’elle a placé sous l’emprise de puissants interdits. L’idée que l’objectivité du réel avait seule de la valeur a consacré la valeur exclusive de la pensée logique et la condamnation des formes symboliques et mythiques jusque dans le champ légitime de la littérature et de l’art. Une immense occultation de la signification en a résulté et la multiplicité des médiations symboliques a été bannie. Seul doit subsister le sens promu par l'autorité normative qui trône en société. La logique binaire devra progresser de proche en proche par opposition antagonique et concurrentielle et par invalidation du terme circonscrit dans la négativité. Quand la pensée humaine s’y soumet, elle devient une machine à produire de l’autorité et de la puissance selon une conception manichéenne de la valeur ou une conception machinique de la raison. Car la raison logique interdit, inhibe, dévalue et finit par bloquer toutes formes de pensée et toutes formes de vie qui suivraient les processus multiples de la création, les dynamiques subtiles de la médiation par lesquelles ces formes se perpétuent en se transformant. Elle tend donc toujours à entrer en conflit avec la vie végétative inconsciente et les affects qui lui sont attachés sans que nous le sachions. Elle est devenue l’ordonnateur qui exige que l’organisme s’adapte aux aberrations et aux violences que toute culture entend instaurer comme normalité.

Chaque pensée, chaque culture est une intégration orientée du sens qui définit sa singularité. Les significations symboliques sont plus ou moins reliées à la vie biopsychique inconsciente et consciente. L’opposition vie/mort permet de problématiser les oppositions vie interne/vie externe, sensibilité/rationalité, individu/société, nature/culture afin que des équilibres soient réaménagés au profit de la vie grâce aux messages adressés à la conscience par l’inconscient individuel ou collectif. Mais l’habitus oppose toutes ses catégories à une remise en cause du sens de la hiérarchie. Le sens de la hiérarchie est lui-même, en vérité, une règle de vie formée par la pensée symbolique, mais entrée dans l’habitus d’une culture, il fonctionne comme un principe logique stable. La raison logique est capable d’effectuer toutes les dérivations sur le principe hiérarchique. Elle ne saurait le transformer sans transformer en même temps sa relation hiérarchique avec la sensibilité. Si la conscience accepte de se pencher sur l’inconscient de son incorporation en accueillant ses propres intuitions vitales, les processus qui mobilisent l’activité symbolique au bénéfice de la vie seront délivrés et il pourra s’opérer une transformation structurelle du sens.

Chez Kierkegaard comme chez Queneau, le champ de l’activité sociale est mis à distance en vue de protéger la vie symbolique du sujet. L’orientation sociétale n’est plus symbolisée que par huit chemins et l’espace social vidé littéralement de toute âme : « personne n’y vient sauf un petit insecte qui se dépêche lente festinans pour traverser le coin ». Cet insecte qui progresse à son aise au milieu d’un carrefour est l’ironie qui subsiste après la disparition de toute humanité. Et c’est la perte d’humanité du monde social qu’il symbolise. Tous ces chemins qui se croisent dans l’espace extérieur n’ont plus aucun sens du point de vue de l’insecte. Mais il y a aussi un animal minuscule dans le recueil de Queneau, un « insecte importun libellule errante », insecte perdu et parfaitement incongru « quand toutes les directions de l’espace s’allument »[7] . La direction que prend l’insecte est celle de la perte d’humanité. Le sens s’abolit parce que la sensibilité ne se rencontre nulle part. Le poème Dans l’espace expose la totale dissolution du monde social dans l’insignifiance :

        « On dirait que kékchose se passe
           En fait il ne se passe rien
           Un autobus écrase un chien
           Des badauds se délassent
           Il va pleuvoir
           Tiens tiens » [8]

L’insignifiance découle de la répétition mécanique. Il ne peut y avoir de sens, ni de vie, là où il n’y a pas d’âme. Qu’il ne s’y passe rien signifie qu’on y assiste à la permanente et ordinaire destruction de la sensibilité par la pensée et les comportements mécaniques. Si l’orientation est le sens établi par la pensée logique, la sensibilité est le sens apporté par la pensée intuitive. Le symbole de la sensibilité doit s’opposer au symbole du mouvement. Un autobus écrase un chien, note distraitement le poète et tout est dit, tout est là résumé. Telle est la source de l'intuition de la mort. Mais le sens vient aussi parce que la forêt de Kierkegaard s’oppose au Saint-Ouen de Queneau et que la structure du sens est commune aux créateurs : 

       « Un arbre sans une branche
          Un oiseau criant dimanche
          L’herbe rase par ici
          …
          Et mon cœur qu’en a tant pris
          A Saint-Ouen près de Paris » [9]


A l’immobilité de vie intérieure s’oppose le mouvement de la vie extérieure. La ville est mouvement quand la forêt respire et vit dans la plénitude de son enracinement. Que celui qui se meut n’emporte pas avec lui, et en son centre, l’immobile sensibilité, qu’il en oublie le sens et son mouvement se fera automatisme, agitation et frénésie. La symbolique du mouvement mécanique vient immanquablement signifier la perte du sens comme la marche patiente et résolue vers le refuge, l’asile ou la terre promise, symbolise le retour au sens premier de la vie organique. Et combien ce coin de la sensibilité que représente la forêt est salvateur pour qui sait le retrouver. Le sens est vivant quand on regarde le monde depuis la sensibilité. Il est nostalgie si la sensibilité est aperçue depuis le monde et désolation quand on s’obstine à considérer le monde depuis le monde. Le philosophe fait cet aveu : « Et il est certain aussi que le monde et tout ce qui s’y trouve ne se présente jamais mieux à la vue que lorsqu’on le regarde d’un coin et qu’on doit user de ruse pour le regarder (…). Et c’est pourquoi je me suis réfugié dans mon recoin ». La sensibilité sylvestre est pour lui un détour nécessaire que la conscience peut percevoir comme une ruse bénéfique de la raison mais qui fut inspiré par l’inconscient. Simplement, la conscience se tourne vers la sensibilité et la reconnaît amicalement.

Comme le sens de la vie est à la fois sensibilité, signification, mais aussi mouvement, la recherche de la stabilité est permanente. « En partant, je te salue, forêt merveilleuse », lance le philosophe dans son exaltation. Il peut se mettre en mouvement parce qu’il conserve en lui-même le lieu silencieux et tranquille où il s’est rendu par le chemin du symbole. Il le garde en son âme comme un souvenir protecteur : « celui qui possède un seul souvenir est plus riche que s’il possédait le monde entier ; non seulement l’être qui enfante, mais avant tout l’être qui se souvient, se trouve dans un état bienheureux »[10]. C’est le souvenir d’un temps hors du temps qui est celui de la vie sans histoire par opposition du temps mouvementé de l’histoire. L’éternelle tranquillité est la jonction de l’esprit avec la sensibilité. L’oubli de la vie est l’expression de  son refoulement, comme le souvenir est l’ancrage du sens dans la vie organique. Tristesse quand aucune intuition ne vient réveiller la vie par un vibrant baiser, lassitude quand l’intuition n'est plus recuellie, ni animée par le symbole. Ou, envahie par la douleur des affronts et brisée par les secousses du temps, la pensée oublieuse consent à céder devant l’image de la mort. L’intuition de la mort est comme un grand trou noir dans la mémoire :


       « Abri du temps c’est ma mémoire
          qui veut bombarder l’avenir
          les secondes font l’histoire
          avant de nous faire gésir
          dans ce grand trou que l’on présume
          abri du temps sans souvenirs » [11]


La perte de sens réclame une centration sur l’activité symbolique. Les processus vitaux sont possiblement restaurés par la signification. Mais la signification doit elle-même être comprise au sens plein de sa vérité, c'est-à-dire comme une symbolique de la signification. La pensée symbolique ne produit pas seulement des symboles qui instaurent l’opposition forêt/ville pour traduire l’opposition sensibilité interne/ logique externe, elle génère une symbolique de sa propre activité. Elle se projette dans le symbole qui réalise la médiation des oppositions. Son activité signifiante consiste à établir des liens entre les opposés, à exprimer ces liens en images et en symboles afin de les rendre accessibles à la pensée en tant que totalité. Chaque lien réalisé équivaut à un élément de signification incluant la structure ternaire du sens. L’investissement de l’activité symbolique, philosophique ou littéraire, aboutit à un univers de la signification par lequel se trouvent reliées la vie intérieure et la vie extérieure. Il existe un rapport crucial entre la dimension vocationnelle de la production symbolique et la reconstruction du sens de la vie. La contemplation de la poésie comme pensée symbolique fait advenir le poète en sa vocation. La pensée symbolique investie est elle-même symbolisée car l'investissement d'une fonction se réalise par sa symbolisation. Ainsi, l’esprit du « coin des huit chemins » construit la signification comme une médiation de la solitude inquiète et de la société envahissante qu’il rééquilibre au bénéfice de la sensibilité. Ayant trouvé sa voie en acceptant d’écouter le silence intérieur, le philosophe rend grâce à sa propre pensée pour l’avoir si judicieusement guidé. Celle-ci est transformée en esprit de la forêt : « Oh ! Esprit amical, toi qui habites ces lieux, je te remercie d’avoir toujours veillé autour de mon silence, merci de ces heures passées dans le souci du souvenir, merci de ta cachette que je nomme la mienne ! ». Le mouvement de la pensée est en partie imprévisible et s’accomplit sous le signe de l’inconscient. L’« Esprit amical » du philosophe n’est autre que la pensée symbolique. Il n’est pas totalement dans la conscience du moi et peut donc assumer quelque étrangeté. Le poète de L’instant fatal se laisse lui aussi guidé par son inconscient animique : « on ne sait pas toujours ce qu’on dit lorsque naît la poésie », lance-t-il. Sa pensée symbolique lui apparaît sous la figure d’un enfant :


      « Un enfant m’a dit
         Mon cœur est plein d’elles
         …
         si lpoète pouvait
         s’enfuir à tir-d’aile
         les enfants voudraient
         partir avec lui » .[12]

La pensée prend ici l’apparence classique des cupidons, des chérubins et autres angelots de toutes les littératures car l’adulte conserve le souvenir interne et l’image corporelle de l’unité psycho-organique de sa première enfance. L’écueil à éviter serait de s’arrêter à la description des figures sans spécifier la règle de vie qui constitue l’orientation de la signification. On en arriverait ainsi à abstraire complètement la notion d’esprit et à perdre le sens de la médiation dans la particularité du cas. En fait le symbole de la pensée symbolique condense aussi la règle de vie et plus qu'une attitude originaire devant la vie l’enfant ailé représente la vie ludique et humoriste elle-même. L’esprit amical de Kierkegaard n’est pas pur « esprit », mais « esprit de la forêt » et mieux encore « esprit de la forêt attaché au coin des huit chemins ». Il est impossible de parvenir à la signification de cette figure sans l’inscription concrète du sens dans la structure. La fonction symbolique est représentée par de nombreuses figures dans notre civilisation. En faire l’inventaire est chose indispensable, mais saisir la signification vitale de la différenciation des formes est la véritable tâche.

C’est le rôle de la pensée symbolique que de permettre la médiation des opposés et de réactiver les échanges entre les termes antagonistes afin que les processus vitaux soient profondément soutenus dans l'engagement des dynamiques résolutives et restauratrices. Par elle, les tensions peuvent se détendre et les dégradations qui mettent en péril l’intégrité biopsychique d’un individu comme l'accordance bioculturelle d’une collectivité ont quelque chance d'être durablement réparées. La pensée symbolique représente, en effet dans les deux cas, la fonction homéostatique qui inconsciemment cherche la mesure des équilibres possibles pour un optimum vital. La signification est le lien qui unit la direction de l’intelligence sociale à la sensibilité de la vie inconsciente par l’instauration et l’articulation d’une règle de vie mieux orientée. Les normes que la raison logique prétend édicter lorsqu’elle se défend de la pensée symbolique s'érigent sur l'arbitraire et s’avèrent contre-productives à plus ou moins long terme. C’est pourquoi la connaissance de la nature et de la fonction du symbolique deviendra une préoccupation majeure dans l’avenir. La conscience qui vient intègre l’idée qu’elle lui devra probablement la protection de toutes les formes de vie. Personne ne s’attend à l’épiphanie de l’esprit du symbole. Mais beaucoup espèrent qu’une compréhension nouvelle du sens de la vie puisse répondre aux menaces planétaires qui forment le fond de toutes les inquiétudes de notre temps. L’anthropologie structurale a représenté, au XXe siècle, un point de bascule. En consacrant sa vie à étudier la fonction symbolique dans les mythes amérindiens, Claude Levi-Strauss a mis en lumière le lien indéfectible qui unit sa structure fondamentale à la nature. Et nous commençons seulement à comprendre que le déni de la pensée symbolique dans la médiation de la réalité matérielle et humaine est peut-être la source des plus grands désastres du dernier siècle. Nous avons beaucoup à apprendre et à observer. Mais nous devons surtout apprendre à regarder un objet si fuyant et si labile en nous tenant au carrefour du sens pour faire usage de cette pensée vivante qui nous échoit et que nous découvrons comme une totalité indissolublement logique, intuitive et symbolique.





[1]  BAUDELAIRE (C.), « Correspondance », in Les fleurs du mal, Paris, Gallimard, 1972.
[2]  KIERKEGAARD (S.), Etapes sur le chemin de la vie, Paris, Gallimard, 1975, p. 22.
[3]  QUENEAU (R.), Cette route, in L’instant fatal, Paris, Gallimard, 1966, p. 148.
[4]  Idem., « Deux fins lambeaux d’étoiles , opus cit., p. 132.
[5]  LALANDE (A.), Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, PUF, 1968.
[6]  Cf., BOURDIEU (P.), La distinction, Paris, Minuit, 1979, p. 546.
[7]  QUENEAU (R.) « Insecte importun » in L’instant fatal, opus cit., p. 115.
[8]  Idem., « Dans l’espace » , in opus cit., p. 145.
[9]  Idem, « Saint-Ouen blues », in opus cit. p. 205.
[10] KIERKEGAARD (S.), opus cit., p. 25.
[11] QUENEAU (R.), « Abri du temps », in opus cit., p. 202.
[12] QUENEAU (R.), « Un enfant m’a dit », in opus cit., p. 129.