C’est en relisant les pages consacrées à Rousseau par Lévi-Strauss que nous comprenons combien la perception de la sensibilité a pu évoluer au XXe siècle (1). Bien que la pensée rousseauiste ait fondamentalement inspiré la construction théorique des « sociétés sauvages » et bien que Lévi-Strauss ait revendiqué haut et fort cet héritage, l’anthropologue n’a jamais été un étranger dans la culture. Il fut un savant respecté et non un écrivain proscrit comme Rousseau. Il a aimé la solitude de la recherche et le monde ne l’y a pas contraint. Mais le fait remarquable n’est-il pas que la pensée de Lévi-Strauss ait suscité l’intérêt des héritiers de Voltaire comme de ceux de Rousseau. Cela témoigne de la complexité et de la richesse d’une pensée où viennent s’abreuver des tendances opposées de la culture ainsi que de la valeur humaine et intellectuelle d’une synthèse primordiale visant l’unité de l’intelligence et de la sensibilité, de la nature et de la culture. Il n’en reste pas moins que la culture rationaliste tire la pensée de Lévi-Strauss vers le formalisme en la débarrassant de son substrat anthropologique et de sa référence à l'état de nature. Et d’une certaine manière, il n’est pas impossible que cette conception puisse vaincre la liberté de cette pensée et parvenir à l’emprisonner dans la pure logique structurale. Mais cela paraît peu vraisemblable car une recherche structurale qui romprait son attache avec la pensée vivante ne peut que s’exaspérer dans des opérations stériles et sans signification tandis que les forces symboliques libérées par la pénétration de l’idée de nature dans la culture travaillent désormais, et depuis des années, à une réinterprétation du monde où le monisme de la raison et le monisme de la nature ne seraient plus les piliers concurrents, mais les termes opposés d’une reconstruction de la pensée anthropologique par leur médiation.
L’anthropologie de Lévi-Strauss a, en quelque sorte, rendu à la pensée humaniste une confiance en la vérité des intuitions sensibles dans la genèse de la pensée et dans l’orientation de la socialité humaine. Depuis la posture intermédiaire du symbolique, la pensée peut assumer la conscience de la séparation de l’être à l’égard de sa propre nature et saisir les puissants effets de la domination de la vie par la pensée mécanique. Cette domination consacre une dissociation dramatique de l’intelligence et de la sensibilité qui nous rend étrangers à nous-mêmes et aux autres. Une certaine structure de la sensibilité dans la culture en résulte, mais nous vivons cela en nous tenant du côté de la sensibilité ou du côté de la raison. Dans un cas, la sensibilité blessée souffre de subir une destruction rationnelle des liens de socialité qui lui fait repousser les autres et opérer un mouvement de retrait hors du monde comme une solution vitale de protection de soi. Jean Jacques Rousseau a assurément exprimé quelque chose de l’ostracisme en quoi consiste la destruction des liens quand, dans les Rêveries du promeneur solitaire, il ouvre sa première promenade en ces termes : « Me voici donc seul sur terre, n’ayant plus de frère, de prochain, d’ami, de société, que moi-même. Le plus sociable et le plus aimant des humains en a été proscrit par un accord unanime. (…) J’aurais aimé les hommes en dépit d’eux-mêmes. (…). Les voilà donc étrangers, inconnus, nuls enfin pour moi puisqu’ils l’ont voulu. Mais moi, détaché d’eux et de tout, que suis-je moi-même ? Voilà ce qui me reste à chercher » (2). Sa lucidité profondément enracinée dans la sensibilité lui a fait saisir quelque chose de la folie et de l’étrangeté et sans doute le lien qui les unit. Plus l’être humain prend de distance avec l’amour propre, plus il se départit d’un moi enclin à s’enivrer des images mondaines de la puissance, plus il se rapproche de ses semblables. Mais il n’est pas certain que la raison alentour veuille de cette vivante lucidité et de cette liberté. Les gens raisonnables qui persécutaient Rousseau – et il importe peu qu’ils aient été mécréants ou dévots – ont tenté hypocritement de masquer le harcèlement auquel ils soumettaient une pensée dérangeante en prétextant dévoiler le délire paranoïaque et l’orgueil exacerbé de l’homme. Ils ont poussé à bout un écrivain dont la profonde sensibilité était la source d’une rare créativité et prétendaient prouver l’inauthenticité de l’œuvre et des sentiments qui l’inspiraient. Parce que la sensibilité offusque le principe de raison, il fallait que la sensibilité disparaisse du monde et Rousseau de la culture. C’est donc un paradoxe qui veut que le « plus sociable des humains » ait été en butte à l’hostilité de ses contemporains et contraint à la solitude. Rousseau se ressent en lui-même comme un étranger aux yeux de ses semblables et il doit finalement souffrir d’avoir bu à la source de la compassion. Mais ce paradoxe est peut-être un trait de la culture rationaliste émergente du XVIIIe siècle.
Dans l’autre cas, la raison sociale se saisit de la sensibilité blessée par un mouvement de défense par où elle sera systématiquement niée afin de maintenir sa capacité à se lancer à la conquête des objets du monde. C’est là une autre manière de vivre l’étrangeté à soi et au monde. La souffrance est dans le devenir étrange. Mais la souffrance elle-même nous devient étrangère car la sensibilité l’est déjà devenue. Les objets qui nous entourent semblent la dissuader de se nommer, mais la douleur est vive quand on ne la ressent plus. Puisque dans l’ordre des choses, la sensibilité n’a pas lieu d’être, la sensibilité qui souffre doit être un non lieu et un non être. Elle est comme l’écume des jours. Et l’image nous vient de cette fleur de la sensibilité qui pousse, maladive, dans les organes comme un mal inexorable. Vian avait raison de croire que la vérité de l’imaginaire était un défi au roman réaliste. Cette effloraison mortifère est la souffrance qui ne dit pas son nom. Elle est la sensibilité de l’insensibilité. Mais elle est un pressentiment qui ignore ce qu’elle pressent et qui pressent ce qu’elle ignore. Elle vient comme un vivant message et demeure une promesse, car si la fleur est pâle, elle n’est pas le froid métal. Et nous qui ne savons pas, nous n’en savons pas moins par la voix du poète que l’éclat des pétales est une flétrissure et que les fleurs du mal sont une blessure. Baudelaire a dit le sens vital de sa quête de l’Idéal dans ces vers où la beauté fleurit sur le terreau de la vie organique :
« Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rêve
Trouveront dans ce sol lavé comme une grève
Le mystique aliment qui ferait leur vigueur ? »
Mais il a dit aussi, et dans le même poème, la sensibilité souffrante d’où viennent les fleurs maladives.
« - Ô douleur ! ô douleur ! Le Temps mange la vie,
Et l’obscurité Ennemi qui nous ronge le cœur
Du sang que nous perdons croît et se fortifie !» (3)
La souffrance ennemie est l’âme des chloroses, des miasmes morbides et des amours décomposées.
Nous fuyons la souffrance en nous rendant insensibles à celle du monde. Et même quand nous croyons voir la misère objective du monde avec les yeux de la raison, sa souffrance cachée nous est le plus souvent étrangère. Car ce qui nous rend étrangers à nous-mêmes, nous sépare aussi du monde humain. La culture rationaliste incline celui dont la critique sociale vise la transformation du monde et l’ « éclosion » de la liberté, à nier qu’il recherche inconsciemment la libération de sa sensibilité en même temps que celle de ses semblables pour recréer un lien dont il est peut-être privé. Il devra jurer, artiste ou politique, que le sentimentalisme de Rousseau lui est totalement étranger. Les mots ont du sens parce qu’ils ne savent pas mentir, qu’ils finissent toujours par dire un pathos comme dans cette formule où Marx annonce au monde que la critique du ciel doit se transformer en critique de la terre : « La critique a dépouillé les chaînes des fleurs imaginaires qui les recouvraient, non pour que l’homme porte des chaînes sans fantaisie, désespérantes, mais pour qu’il rejette les chaînes et cueille le fleur vivante » (4) . Les fleurs de la politique remplacent les fleurs de la religion, dit Marx en pensant à la révolution. C’est au nom des fleurs que les politiques se font et se défont et il faut aussi cent fleurs pour accueillir le tyran. Mais dans la cité politique, le lys, la rose, le muguet ou le lilas, perdent rapidement leurs racines. On les remplace par des fleurs artificielles dont la stabilité des couleurs sert la mobilisation instrumentalisée des groupes humains conçus en bloc comme masse et comme troupeau.
La poésie de Baudelaire contient aussi une esthétique de la forme sociale qui rappelle que la beauté cacochyme pousse sur le terreau d’une collectivité en désarroi. La « Muse malade » qui inspire Les Fleurs du mal est l’affectivité saisie par les sentiments morbides, la folie et l’horreur. Mais sa « Muse vénale » est l’affectivité condamnée à survivre en perdant, comme une prostituée, la fleur de sa dignité par la grâce des foules urbaines qui forment son public. Walter Benjamin dans sa réflexion sur l’esthétique de Baudelaire a mis en évidence la thématique de la foule. Il insiste sur sa subtile traduction dans la poésie. « La masse, pour Baudelaire, est une réalité si intérieure qu’on ne doit pas s’attendre qu’il la dépeigne. Ce que chacun de nous a de plus essentiel, il est bien rare qu’il le traduise sous une forme descriptive » écrit-il (5). Et cela est si vrai qu’il échappe généralement à la critique que le poème « Une charogne », décrit la décomposition d’un cadavre comme une expression de la hantise de la décomposition du corps social. La foule est ce corps mort, grouillant de « noirs bataillons » :
« - Tout cela descendait, montait comme une vague,
Ou s’élançait en pétillant;
On eût dit que le corps, enflé d’un souffle vague,
Vivait en se multipliant.»
Pour entendre cela, comme un fait anthropologique et non comme un hasard de la création littéraire, il y a une coupure à surmonter. Le poète embrasse d'un même regard la dégradation du corps indivis et du corps social que le désir a épuisés et que la vie a désertés.
Le cours de la rationalisation de la vie au XXe siècle a abouti à l’éclosion d’une affectivité de l’insensibilité qui exprima de manière pathétique l’étrangeté humaine. Mais l’idée de l’art pour l’art qui jaillit au XIXe siècle fut la manifestation précoce du mouvement de déshumanisation de l’esthétique qui s’accomplit au siècle suivant. Elle sera moins une recherche de l’autonomie de l’art vis-à-vis de la religion ou de la politique que celle de l’artificialisme, du formalisme et de l’abstraction d’où naîtront les fleurs maladives et les fleurs métalliques de la littérature, de la musique et des arts plastiques. Elle a ouvert la voie à une esthétique de la morbidité organique ou de sa négation mécanique. Adolescent, nous trouvions admirable L’étranger de Camus. Et ce roman l’était incontestablement. Nous comprenions le sens de l’étrangeté, mais nous en faisions une condition humaine, le lot de toute humanité. C’est comme si cette représentation avait été indépendante de la pensée d'un auteur qui consent à l’absurde, mais comme condition de la révolte contre les dieux. Il faut dire qu’il s’agissait d’une révolte tragique de sorte que nous trouvions, sans y réfléchir, la pente d’une esthétique littéraire où l’être humain doit accepter comme une destinée de devenir étranger à son destin. L’absurde est une formulation de la scission et de l’étrangeté humaine. Mais cette notion ne s’inscrit nullement dans la perspective de la restauration de l’unité de l’être humain. Il nous souvient d’avoir ressenti l’écriture thématisée de Camus comme un choc. Mais, étrangement, ce que le roman suscita en nous ne fit qu’esthétiser le drame de la coupure. Cette esthétique de la réception découle d’une forme de denégation culturelle de la sensibilité. Elle installe et consacre une sensibilité de l’insensibilité. C’est le sens de l’esthétique contemporaine que d’aimer sans le savoir l’absence de relation avec la sensibilité naturelle, car cette coupure est le lien par défaut par lequel la culture se souvient d’avoir été unie à la nature. C’est une nostalgie aride, impavide et tendue qui a perdu, par un sursaut défensif, ce qu’il lui restait du sentiment de la perte.
Celui qui reste attentif à la pensée du monde ne manquera pas d’être sollicité par la sensibilité sociétale refoulée. S’il le veut bien, il en apercevra les images et entendra les symboles qui viennent à la signification comme des morceaux d’un rêve collectif dont on ne se souvient plus. C’est dans l’état social que l’homme devient un loup pour l’homme, dans la quête frénétique des objets sociaux qu’il étouffe ses sentiments originaires. En écoutant la plainte de l’humanité dans les fragments du rêve universel, nous comprenons que seule l’étrangeté de l’être humain a le pouvoir de le métamorphoser. Verlaine écrivit un poème intitulé « Les loups » où il décrit une voracité opportuniste qui ressemble fort à celle des hommes . Et le même poète commit les beaux vers de « Green » qui établissent pour une vie entière un lien secret avec la symbolique du don :
«Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches
Et puis voici mon coeur qui ne bat que pour vous.
Ne le déchirez pas avec vos deux mains blanches
Et qu'à vos yeux si beaux l'humble présent soit doux.»(7).
Et nous disons que le don à l’aimée a suffisamment d’ampleur par la signification absolue de son symbole pour recevoir le don social de la fleur de la sensibilité, c'est à dire pour laisser discerner la disposition originaire à la socialité. « Les loups » de Verlaine et « Les corbeaux » que Rimbaud voit rassemblés en une « armée étrange aux cris sévères » signalent combien l’étrangeté humaine est une déchirure et combien il importe de garder la mémoire de la chair qui saigne et meurt sous le bec, l’ongle et le croc. Le sens nous échappe encore à moitié parce que nous voulons faire de la poésie un monde alors même quelle embrasse le monde tout entier.
Il y a une souffrance dans le fait d’être étranger à sa propre sensibilité, mais c’est une délivrance que de devenir étranger à l’amour propre. Néanmoins, on ne se délivre pas des formes aliénées du moi par la volonté. Reconnaître les identifications qui s’imposent à nous comme des impératifs moraux pourrait être la seule activité volontaire qui nous soit ouverte. C’est la voie de Rousseau dont Lévi-Strauss nous rappelle l’ardent message dans ce passage qui nous a tant marqué : « La révolution rousseauiste, préformant et amorçant la révolution ethnologique, consiste à refuser les identifications obligées, que ce soit celle d’une culture à cette culture, ou celle d’un individu, membre d’une culture, à un personnage ou à une fonction sociale que cette même culture cherche à lui imposer. Dans les deux cas, la culture ou l’individu revendiquent le droit à une identification libre, qui ne peut se réaliser qu’au-delà de l’homme : avec tout ce qui vit et donc souffre ; et aussi, en deçà de la fonction ou du personnage : avec un être non déjà façonné, mais donné. Alors, le moi et l’autre, affranchis d’un antagonisme que la philosophie seule cherchait à exciter, recouvrent leur unité » (8). Voilà les chaînes et voici les fleurs. La liberté des identifications n’est autre que la suspension des identités sociales surinvesties. Elle est une porte ouverte à l’inconscient et comme une manière de laisser venir à soi l’élément sensible qui nous relie à notre propre vie, à la vie d’autrui et à toute forme de vie. C’est folie que d’imaginer qu’il puisse exister une sensibilité personnelle distincte d’une sensibilité sociale et d’une sensibilité à la nature. C’est folie que croire qu’il nous est loisible de nous préoccuper exclusivement de celle-ci tout en laissant celle là suivre son cours et encore d’ignorer la dernière. Il n’y a qu’une sensibilité. Elle est orientée toute entière vers la vie. Et quand nous la réprimons parce qu’elle a été meurtrie et que sa fragilité menace les ambitions sociales qui nous servent de défense, c’est comme si nous abandonnions notre vie aux seuls impératifs de la société, comme si nous étions résolus à ne vivre que par la société, c'est-à-dire à mourir un peu plus tous les jours.
Il est vrai que l’emprise de la culture sur les identifications du moi instille des désordres, des déceptions, des remords et des faillites qui mettent à mal l’âme et le corps et que nous interprétons comme la preuve d’une inaptitude essentielle à se constituer ontologiquement comme sujet. On vient à la souffrance par la totalité de ce qui veut advenir à l’être. Aussi, est-il malaisé de distinguer ce qui relève de l’amour propre et ce qui sourd de la sensibilité car l’amour propre comme la sensibilité ont été blessés. Il se peut que l’usage de la sensibilité soit un art. La connaissance de l’affectivité résulte d’une expérience qui, à bien des égards, ressemble à celle de l’artiste : celui-ci développe sa sensibilité musicale en même temps que la maîtrise de son instrument. Il devient progressivement capable de saisir des nuances très subtiles dans le jeu et dans l’interprétation parce qu’il perçoit des nuances équivalentes dans le registre des émotions. Il y a deux manières d’écouter une œuvre musicale. L’une nous fait rêver de devenir musicien ou chef d’orchestre et pleurer de ne l’être pas. L’autre fait jaillir une émotion qui semble venir de très loin, d’un autre monde et d’un autre temps, peut-être du monde de l’enfance et peut-être du temps où nous étions encore blottis dans le sein maternel.
L’anthropologie de Lévi-Strauss a, en quelque sorte, rendu à la pensée humaniste une confiance en la vérité des intuitions sensibles dans la genèse de la pensée et dans l’orientation de la socialité humaine. Depuis la posture intermédiaire du symbolique, la pensée peut assumer la conscience de la séparation de l’être à l’égard de sa propre nature et saisir les puissants effets de la domination de la vie par la pensée mécanique. Cette domination consacre une dissociation dramatique de l’intelligence et de la sensibilité qui nous rend étrangers à nous-mêmes et aux autres. Une certaine structure de la sensibilité dans la culture en résulte, mais nous vivons cela en nous tenant du côté de la sensibilité ou du côté de la raison. Dans un cas, la sensibilité blessée souffre de subir une destruction rationnelle des liens de socialité qui lui fait repousser les autres et opérer un mouvement de retrait hors du monde comme une solution vitale de protection de soi. Jean Jacques Rousseau a assurément exprimé quelque chose de l’ostracisme en quoi consiste la destruction des liens quand, dans les Rêveries du promeneur solitaire, il ouvre sa première promenade en ces termes : « Me voici donc seul sur terre, n’ayant plus de frère, de prochain, d’ami, de société, que moi-même. Le plus sociable et le plus aimant des humains en a été proscrit par un accord unanime. (…) J’aurais aimé les hommes en dépit d’eux-mêmes. (…). Les voilà donc étrangers, inconnus, nuls enfin pour moi puisqu’ils l’ont voulu. Mais moi, détaché d’eux et de tout, que suis-je moi-même ? Voilà ce qui me reste à chercher » (2). Sa lucidité profondément enracinée dans la sensibilité lui a fait saisir quelque chose de la folie et de l’étrangeté et sans doute le lien qui les unit. Plus l’être humain prend de distance avec l’amour propre, plus il se départit d’un moi enclin à s’enivrer des images mondaines de la puissance, plus il se rapproche de ses semblables. Mais il n’est pas certain que la raison alentour veuille de cette vivante lucidité et de cette liberté. Les gens raisonnables qui persécutaient Rousseau – et il importe peu qu’ils aient été mécréants ou dévots – ont tenté hypocritement de masquer le harcèlement auquel ils soumettaient une pensée dérangeante en prétextant dévoiler le délire paranoïaque et l’orgueil exacerbé de l’homme. Ils ont poussé à bout un écrivain dont la profonde sensibilité était la source d’une rare créativité et prétendaient prouver l’inauthenticité de l’œuvre et des sentiments qui l’inspiraient. Parce que la sensibilité offusque le principe de raison, il fallait que la sensibilité disparaisse du monde et Rousseau de la culture. C’est donc un paradoxe qui veut que le « plus sociable des humains » ait été en butte à l’hostilité de ses contemporains et contraint à la solitude. Rousseau se ressent en lui-même comme un étranger aux yeux de ses semblables et il doit finalement souffrir d’avoir bu à la source de la compassion. Mais ce paradoxe est peut-être un trait de la culture rationaliste émergente du XVIIIe siècle.
Dans l’autre cas, la raison sociale se saisit de la sensibilité blessée par un mouvement de défense par où elle sera systématiquement niée afin de maintenir sa capacité à se lancer à la conquête des objets du monde. C’est là une autre manière de vivre l’étrangeté à soi et au monde. La souffrance est dans le devenir étrange. Mais la souffrance elle-même nous devient étrangère car la sensibilité l’est déjà devenue. Les objets qui nous entourent semblent la dissuader de se nommer, mais la douleur est vive quand on ne la ressent plus. Puisque dans l’ordre des choses, la sensibilité n’a pas lieu d’être, la sensibilité qui souffre doit être un non lieu et un non être. Elle est comme l’écume des jours. Et l’image nous vient de cette fleur de la sensibilité qui pousse, maladive, dans les organes comme un mal inexorable. Vian avait raison de croire que la vérité de l’imaginaire était un défi au roman réaliste. Cette effloraison mortifère est la souffrance qui ne dit pas son nom. Elle est la sensibilité de l’insensibilité. Mais elle est un pressentiment qui ignore ce qu’elle pressent et qui pressent ce qu’elle ignore. Elle vient comme un vivant message et demeure une promesse, car si la fleur est pâle, elle n’est pas le froid métal. Et nous qui ne savons pas, nous n’en savons pas moins par la voix du poète que l’éclat des pétales est une flétrissure et que les fleurs du mal sont une blessure. Baudelaire a dit le sens vital de sa quête de l’Idéal dans ces vers où la beauté fleurit sur le terreau de la vie organique :
« Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rêve
Trouveront dans ce sol lavé comme une grève
Le mystique aliment qui ferait leur vigueur ? »
Mais il a dit aussi, et dans le même poème, la sensibilité souffrante d’où viennent les fleurs maladives.
« - Ô douleur ! ô douleur ! Le Temps mange la vie,
Et l’obscurité Ennemi qui nous ronge le cœur
Du sang que nous perdons croît et se fortifie !» (3)
La souffrance ennemie est l’âme des chloroses, des miasmes morbides et des amours décomposées.
Nous fuyons la souffrance en nous rendant insensibles à celle du monde. Et même quand nous croyons voir la misère objective du monde avec les yeux de la raison, sa souffrance cachée nous est le plus souvent étrangère. Car ce qui nous rend étrangers à nous-mêmes, nous sépare aussi du monde humain. La culture rationaliste incline celui dont la critique sociale vise la transformation du monde et l’ « éclosion » de la liberté, à nier qu’il recherche inconsciemment la libération de sa sensibilité en même temps que celle de ses semblables pour recréer un lien dont il est peut-être privé. Il devra jurer, artiste ou politique, que le sentimentalisme de Rousseau lui est totalement étranger. Les mots ont du sens parce qu’ils ne savent pas mentir, qu’ils finissent toujours par dire un pathos comme dans cette formule où Marx annonce au monde que la critique du ciel doit se transformer en critique de la terre : « La critique a dépouillé les chaînes des fleurs imaginaires qui les recouvraient, non pour que l’homme porte des chaînes sans fantaisie, désespérantes, mais pour qu’il rejette les chaînes et cueille le fleur vivante » (4) . Les fleurs de la politique remplacent les fleurs de la religion, dit Marx en pensant à la révolution. C’est au nom des fleurs que les politiques se font et se défont et il faut aussi cent fleurs pour accueillir le tyran. Mais dans la cité politique, le lys, la rose, le muguet ou le lilas, perdent rapidement leurs racines. On les remplace par des fleurs artificielles dont la stabilité des couleurs sert la mobilisation instrumentalisée des groupes humains conçus en bloc comme masse et comme troupeau.
La poésie de Baudelaire contient aussi une esthétique de la forme sociale qui rappelle que la beauté cacochyme pousse sur le terreau d’une collectivité en désarroi. La « Muse malade » qui inspire Les Fleurs du mal est l’affectivité saisie par les sentiments morbides, la folie et l’horreur. Mais sa « Muse vénale » est l’affectivité condamnée à survivre en perdant, comme une prostituée, la fleur de sa dignité par la grâce des foules urbaines qui forment son public. Walter Benjamin dans sa réflexion sur l’esthétique de Baudelaire a mis en évidence la thématique de la foule. Il insiste sur sa subtile traduction dans la poésie. « La masse, pour Baudelaire, est une réalité si intérieure qu’on ne doit pas s’attendre qu’il la dépeigne. Ce que chacun de nous a de plus essentiel, il est bien rare qu’il le traduise sous une forme descriptive » écrit-il (5). Et cela est si vrai qu’il échappe généralement à la critique que le poème « Une charogne », décrit la décomposition d’un cadavre comme une expression de la hantise de la décomposition du corps social. La foule est ce corps mort, grouillant de « noirs bataillons » :
« - Tout cela descendait, montait comme une vague,
Ou s’élançait en pétillant;
On eût dit que le corps, enflé d’un souffle vague,
Vivait en se multipliant.»
Pour entendre cela, comme un fait anthropologique et non comme un hasard de la création littéraire, il y a une coupure à surmonter. Le poète embrasse d'un même regard la dégradation du corps indivis et du corps social que le désir a épuisés et que la vie a désertés.
Le cours de la rationalisation de la vie au XXe siècle a abouti à l’éclosion d’une affectivité de l’insensibilité qui exprima de manière pathétique l’étrangeté humaine. Mais l’idée de l’art pour l’art qui jaillit au XIXe siècle fut la manifestation précoce du mouvement de déshumanisation de l’esthétique qui s’accomplit au siècle suivant. Elle sera moins une recherche de l’autonomie de l’art vis-à-vis de la religion ou de la politique que celle de l’artificialisme, du formalisme et de l’abstraction d’où naîtront les fleurs maladives et les fleurs métalliques de la littérature, de la musique et des arts plastiques. Elle a ouvert la voie à une esthétique de la morbidité organique ou de sa négation mécanique. Adolescent, nous trouvions admirable L’étranger de Camus. Et ce roman l’était incontestablement. Nous comprenions le sens de l’étrangeté, mais nous en faisions une condition humaine, le lot de toute humanité. C’est comme si cette représentation avait été indépendante de la pensée d'un auteur qui consent à l’absurde, mais comme condition de la révolte contre les dieux. Il faut dire qu’il s’agissait d’une révolte tragique de sorte que nous trouvions, sans y réfléchir, la pente d’une esthétique littéraire où l’être humain doit accepter comme une destinée de devenir étranger à son destin. L’absurde est une formulation de la scission et de l’étrangeté humaine. Mais cette notion ne s’inscrit nullement dans la perspective de la restauration de l’unité de l’être humain. Il nous souvient d’avoir ressenti l’écriture thématisée de Camus comme un choc. Mais, étrangement, ce que le roman suscita en nous ne fit qu’esthétiser le drame de la coupure. Cette esthétique de la réception découle d’une forme de denégation culturelle de la sensibilité. Elle installe et consacre une sensibilité de l’insensibilité. C’est le sens de l’esthétique contemporaine que d’aimer sans le savoir l’absence de relation avec la sensibilité naturelle, car cette coupure est le lien par défaut par lequel la culture se souvient d’avoir été unie à la nature. C’est une nostalgie aride, impavide et tendue qui a perdu, par un sursaut défensif, ce qu’il lui restait du sentiment de la perte.
Celui qui reste attentif à la pensée du monde ne manquera pas d’être sollicité par la sensibilité sociétale refoulée. S’il le veut bien, il en apercevra les images et entendra les symboles qui viennent à la signification comme des morceaux d’un rêve collectif dont on ne se souvient plus. C’est dans l’état social que l’homme devient un loup pour l’homme, dans la quête frénétique des objets sociaux qu’il étouffe ses sentiments originaires. En écoutant la plainte de l’humanité dans les fragments du rêve universel, nous comprenons que seule l’étrangeté de l’être humain a le pouvoir de le métamorphoser. Verlaine écrivit un poème intitulé « Les loups » où il décrit une voracité opportuniste qui ressemble fort à celle des hommes . Et le même poète commit les beaux vers de « Green » qui établissent pour une vie entière un lien secret avec la symbolique du don :
«Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches
Et puis voici mon coeur qui ne bat que pour vous.
Ne le déchirez pas avec vos deux mains blanches
Et qu'à vos yeux si beaux l'humble présent soit doux.»(7).
Et nous disons que le don à l’aimée a suffisamment d’ampleur par la signification absolue de son symbole pour recevoir le don social de la fleur de la sensibilité, c'est à dire pour laisser discerner la disposition originaire à la socialité. « Les loups » de Verlaine et « Les corbeaux » que Rimbaud voit rassemblés en une « armée étrange aux cris sévères » signalent combien l’étrangeté humaine est une déchirure et combien il importe de garder la mémoire de la chair qui saigne et meurt sous le bec, l’ongle et le croc. Le sens nous échappe encore à moitié parce que nous voulons faire de la poésie un monde alors même quelle embrasse le monde tout entier.
Il y a une souffrance dans le fait d’être étranger à sa propre sensibilité, mais c’est une délivrance que de devenir étranger à l’amour propre. Néanmoins, on ne se délivre pas des formes aliénées du moi par la volonté. Reconnaître les identifications qui s’imposent à nous comme des impératifs moraux pourrait être la seule activité volontaire qui nous soit ouverte. C’est la voie de Rousseau dont Lévi-Strauss nous rappelle l’ardent message dans ce passage qui nous a tant marqué : « La révolution rousseauiste, préformant et amorçant la révolution ethnologique, consiste à refuser les identifications obligées, que ce soit celle d’une culture à cette culture, ou celle d’un individu, membre d’une culture, à un personnage ou à une fonction sociale que cette même culture cherche à lui imposer. Dans les deux cas, la culture ou l’individu revendiquent le droit à une identification libre, qui ne peut se réaliser qu’au-delà de l’homme : avec tout ce qui vit et donc souffre ; et aussi, en deçà de la fonction ou du personnage : avec un être non déjà façonné, mais donné. Alors, le moi et l’autre, affranchis d’un antagonisme que la philosophie seule cherchait à exciter, recouvrent leur unité » (8). Voilà les chaînes et voici les fleurs. La liberté des identifications n’est autre que la suspension des identités sociales surinvesties. Elle est une porte ouverte à l’inconscient et comme une manière de laisser venir à soi l’élément sensible qui nous relie à notre propre vie, à la vie d’autrui et à toute forme de vie. C’est folie que d’imaginer qu’il puisse exister une sensibilité personnelle distincte d’une sensibilité sociale et d’une sensibilité à la nature. C’est folie que croire qu’il nous est loisible de nous préoccuper exclusivement de celle-ci tout en laissant celle là suivre son cours et encore d’ignorer la dernière. Il n’y a qu’une sensibilité. Elle est orientée toute entière vers la vie. Et quand nous la réprimons parce qu’elle a été meurtrie et que sa fragilité menace les ambitions sociales qui nous servent de défense, c’est comme si nous abandonnions notre vie aux seuls impératifs de la société, comme si nous étions résolus à ne vivre que par la société, c'est-à-dire à mourir un peu plus tous les jours.
Il est vrai que l’emprise de la culture sur les identifications du moi instille des désordres, des déceptions, des remords et des faillites qui mettent à mal l’âme et le corps et que nous interprétons comme la preuve d’une inaptitude essentielle à se constituer ontologiquement comme sujet. On vient à la souffrance par la totalité de ce qui veut advenir à l’être. Aussi, est-il malaisé de distinguer ce qui relève de l’amour propre et ce qui sourd de la sensibilité car l’amour propre comme la sensibilité ont été blessés. Il se peut que l’usage de la sensibilité soit un art. La connaissance de l’affectivité résulte d’une expérience qui, à bien des égards, ressemble à celle de l’artiste : celui-ci développe sa sensibilité musicale en même temps que la maîtrise de son instrument. Il devient progressivement capable de saisir des nuances très subtiles dans le jeu et dans l’interprétation parce qu’il perçoit des nuances équivalentes dans le registre des émotions. Il y a deux manières d’écouter une œuvre musicale. L’une nous fait rêver de devenir musicien ou chef d’orchestre et pleurer de ne l’être pas. L’autre fait jaillir une émotion qui semble venir de très loin, d’un autre monde et d’un autre temps, peut-être du monde de l’enfance et peut-être du temps où nous étions encore blottis dans le sein maternel.
(1) LEVI-STRAUSS (C.), Tristes tropiques, Chap. XXXVIII, in Œuvres, Paris, Gallimard, col. La Pléiade, 2008 ; « Jean Jacques Rousseau, fondateur des sciences de l’homme », in Anthropologie structurale deux, Paris, Plon, Col. Agora Pocket, 1996
(2) ROUSSEAU (J.J.), Les rêveries du promeneur solitaire, Paris, Gallimard folio, n° 186.
(3) BAUDELAIRE (C.), « L’ennemi », in Les fleurs du mal, Paris, Poésie Gallimard, 1996
(4) MARX (K.), « Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel », in Critique du droit politique hégélien, Paris, Editions sociales, 1975, p. 198.
(5) BENJAMIN (W.), « Sur quelques thèmes baudelairiens », in Charles Baudelaire, un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, Paris, Petite Bibliothèque Payot, n° 399, p. 167.
(6) VERLAINE (P.), « Les loups » in Jadis et Naguère, Parallèlement, Paris, Livre de Poche, 1967, p. 76.
(7) VERLAINE (P.), Romances sans paroles, 1874.
(8) LEVI-STRAUSS (C.), « Jean Jacques Rousseau, fondateur des sciences de l’homme », in Anthropologie structurale deux, opus cit. , p. 52.
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