dimanche 8 août 2010

Transformation de l’âme sensible en vapeur

  


Novalis
   Depuis que Hegel a dessiné le portait métaphysique de la Belle Ame, la conscience malheureuse et nostalgique de cette figure a condensé, deux siècles durant, toute l’énergie de la contre-identification qui a servi à nourrir l’impavidité du Logos et la valeur du héros rationnel qui le représente dans le mythe. La Belle Ame est l’envers de la raison. Le Logos ne connaît que la puissance et par-dessus tout, la puissance du Logos. Le Logos doit s’éprouver en portant, inébranlablement, le fer et le feu dans les concepts qui ont épousé l’histoire : la Nation, l’Etat, le Capital, le Peuple, le Science, le Progrès et la Raison elle-même. Die schöne Seele est la figure qui, dans l’esprit hégélien et peut-être pour la modernité toute entière, marque la plus complète inadéquation d’une conscience à cette temporalité qui se précipite en avant au rythme de l’expansion de la puissance. Elle est une figure dévaluée de l’âme romantique pour celui qui a en fait la critique et l’on a dit que Hegel aurait pensé à Novalis ainsi qu’au mysticisme de ses propres écrits de jeunesse dont il s’éloigne de toute la hauteur de la Raison. Par ce motif, Hegel combat en lui aussi bien l’inspiration de Hölderlin que de Schelling. Il est possible qu’au-delà de la critique du romantisme historique, la contemption de l’âme sensible ait été récurrente dans la culture légitime parce que la cible s’est toujours renouvelée dans une forme de vie et une forme de pensée dont l’incongruité se dessine comme une ombre que voudraient voir disparaître les lumières de la modernité.

   Dans les aventures dialectiques de la conscience humaine racontées par Hegel, la Belle Ame apparaît au moment ultime. Elle correspond aux derniers pièges que constituent la quête de la transparence intérieure et le refus de l’action avant le passage de la conscience dans le concept du monde. Nous découvrons ainsi la douloureuse passion de cette figure de la conscience : « La conscience vit dans l’angoisse de souiller la splendeur de son intériorité par l’action et l’être là, et pour préserver la pureté de son cœur, elle fuit le contact de l’effectivité et persiste dans l’impuissance entêtée, impuissance à renoncer à son Soi affiné jusqu’au suprême degré d’abstraction, à se donner la substantialité, à transformer sa pensée en être et à se confier à la différence absolue. L’objet creux qu’elle crée pour soi même la remplit donc maintenant de la conscience du vide. Son opération est aspiration nostalgique qui ne fait que se perdre en devenant objet sans essence, et au-delà de cette perte retombant vers soi-même se trouve seulement comme perdue ; -dans cette pureté transparente de ses moments elle devient une malheureuse belle âme, comme on la nomme, sa lumière s’éteint peu à peu en elle-même, et elle s’évanouit comme une vapeur sans forme qui se dissout dans l’air » [1]. Cette âme est une conscience psychologique qu’on suppose abîmée dans la contemplation de sa pure intériorité et qui, parce qu’elle se tient totalement détachée du monde se déréalise jusqu’à se transformer en vapeur comme l’affectivité qui faute d’objet se consume elle-même en perdant son ancrage dans la sensibilité. C’est une histoire édifiante que celle de la Belle Ame dépérissant par son obstination à se refuser à la raison qui lui dicte d’épouser le monde réel.

   Si on délaisse un moment le point de vue de la raison et qu’on adopte celui de la sensibilité, il n’est pas difficile d’apercevoir que la critique de la "belle âme" est l’aiguillon normatif de la répression et du refoulement de ce par quoi la vie se manifeste dans la totalité du sujet. Cette critique prend des formes multiples, mais toutes celles que le rationalisme moderne lui a données reposent sur un interdit touchant à l’investissement des fondements de la vie biopsychique et proclament le salut social par la seule raison. Elle dramatise l’opposition du concept tourné vers l’extériorité et du sentiment tourné vers l’intériorité afin de lancer les êtres assemblés à la conquête du monde. Il est logique que dans la pensée de Hegel, Die Schöne Seele soit propre à problématiser la conscience morale. La conscience morale est conscience agissante, dit Hegel, et elle est le mouvement contradictoire qui doit réaliser l’unité médiate avec l’effectivité du monde extérieur et en même temps supprimer l’unité immédiate avec le monde intérieur. « La conscience de soi morale propose son but comme pur, comme indépendant des inclinations et des impulsions en sorte qu’elle ait détruit à l’intérieur de soi les buts de la sensibilité ». La conscience de soi s’actualise par la suppression des inclinations et des impulsions. « Cependant, précise le philosophe, elles ne doivent pas être réprimées, mais seulement être conformes la raison » [2]. Mais la répression de la sensibilité ne contredit pas la conformation au modèle de la raison car c’est par la voie d’une identification normative à la raison que la conscience de soi est une négation de la sensibilité.

   Lorsque nous considérons le scénario hégélien de la conscience malheureuse, la morale perd l’abstraction sous laquelle elle se déguise et se révèle comme conscience concrète d’une règle impérative de socialisation par inhibition de la sensibilité originaire. C’est une conscience conforme à ce qu’elle doit devenir et destruction de ce qu’elle fut. La conscience malheureuse est, au contraire, une conscience de soi qui s’est détournée de sa propre vérité en se détournant du monde et qui ainsi se refuse à la moralité. « Nous voyons donc ici la conscience de soi qui s’est retirée dans son intimité la plus profonde – toute extériorité comme telle disparaît pour elle -, elle est retournée dans l’intuition du Moi = Moi dans laquelle ce Moi est toute essentialité et être là (…). – Clarifiée jusque dans cette pureté transparente, la conscience est dans la figure la plus pauvre, et la pauvreté qui constitue son unique possession est elle-même un mouvement de disparition ; cette certitude absolue dans laquelle la substance s’est résolue est l’absolue non-vérité qui s’écroule en soi-même ; c’est la conscience de soi absolue dans laquelle la conscience s’engloutit » [3]. La dialectique hégélienne sauve le moment positif de la conscience morale en reliant celle-ci à la raison. Elle fait chuter la sensibilité au moment négatif de la pauvreté ontologique. Si on prend Hegel au pied de la lettre, l’apparition de conscience malheureuse traduit la destruction de la sensibilité chez le philosophe lui-même et l’hégémonie de la raison dans sa propre pensée totalisante. Mais au-delà, cette apparition annonce déjà la destruction de la sensibilité dans la culture européenne et l’expansion de la raison civilisatrice dans le monde.

   Ainsi le sens de l’injonction hégélienne est de soustraire la Belle Ame de son monde intérieur pour l’amener à se soumettre à la raison collective instituée. Une telle injonction a donc une éminente portée culturelle. Elle correspond à l’instauration du surmoi dans la psyché et dans la culture. L’empressement à « sauver » le sujet de sa propre « prison intérieure» est toujours motivé par d’impérieuses nécessités institutionnelle et formulé en de belles images. Henri Lefèvre dit mieux que nous ce qu’il en est de l’objet extérieur que l’âme malheureuse doit aimer pour retrouver la joie : « La puissance philosophique de Hegel se comprend mal si l’on fait abstraction de cette tentative, héroïque à sa manière : traquer la rebelle, la fuyante, la conscience (individuelle et solitaire) jusque dans ses refuges les plus cachés ; l’amener au jour, l’obliger à recevoir la lumière et à regarder en face le soleil. Quel soleil ? L’Etat, inhérent à son concept et le concept inhérent à l’Etat, venu à l’être avec lui et par lui. Pressentant la résistance irréductible de l’individuel, Hegel commence par régler ses comptes avec lui, à partir de l’opposition du naturel et de l’abstrait, opposition au sein de laquelle se meut en effet l’individu » [4]. La pensée hégélienne nous rappelle que la raison n’est pas sans imposer une marche héroïque vers l’être dans le monde et une soumission « réaliste » et « rationnelle » à ses autorités, à ses nécessités et à sa loi, quelle qu’elle puisse être. Cette forme de normativité prévaut dans une culture dont la valeur fondatrice est la maîtrise de la nature et du monde social car l’être humain pour assumer cette orientation de la valeur doit se tenir face au monde comme puissance. L’image étatique de la collectivité doit donc être la représentation collective la plus haute de l’autorité et de l’action instrumentale sur les êtres et les choses.

   On ne peut nier que Hegel ait aperçu et même vécu le conflit entre raison et sensibilité, entre le monde extérieur et le monde extérieur. N’observe-t-il pas que la désincarnation de l’âme sensible est la conséquence de ce conflit. Hegel fait culminer dans la Belle Âme un sens affirmé de la tragédie humaine et c’est pourquoi Benjamin Fondane a souligné la profonde réceptivité du hégélianisme à la conscience malheureuse. « Il a vu, écrit Fondane, que la conscience était inquiétude absolue, proie de la division sujet-objet impuissance radicale d’arriver à l’identité, essai de se délivrer par la mort de l’opposition de la personnalité, besoin de liberté dans les fers de la nécessité, malaise de sa finitude, sentiment de son pouvoir de destruction, mort et résurrection de Dieu. Il a vu que la conscience était un appareil d’angoisse, un système artificiel de motifs et de raison d’espérer, système dont la plus haute vertu est l’humilité, c'est-à-dire impuissance, dualité qui ne parvient pas à saisir son unité, effort de combler les séparations qui sont à l’intérieur d’elle-même, duplicité (…). Il retrouve partout la catégorie de la « domination et de l’esclavage » ou du « maître et de l’esclave », dualité amère d’un intérieur et d’un extérieur, d’un sujet et d’un objet, d’un essentiel et d’un inessentiel : quelque chose de brisé, de déchiré, de fêlé, qui est néanmoins la part la plus haute de l’homme » [5]. Il est clair que le sens dialectique de la conciliation des contraires repose sur une disposition à comprendre la séparation de l’être dans son caractère tragique. Mais Hegel interprète le conflit d’une telle manière que la force de la pression normative sur la vie intérieure qui en est la source ne lui apparaît plus que comme une nécessité à la fois logique et concrète qu’il relie à une contrainte logique et sociale supposée universelle. Il existe bien chez Hegel une conception tragique de la dialectique, mais le trait qui caractérise sa pensée est la résolution normative qu’il entrevoit à ce conflit : le dépassement de la conscience malheureuse par le consentement à une norme exorbitante de socialisation.

   Dans le sillage de la Révolution française, Hegel instaure une norme de socialisation par le politique qui constituera le point de mire du rationalisme moderne. On peut dire sans exagération que le hégélianisme fournit, pour le XXe et le XXe siècles, la philosophie politique du rationalisme où viennent s’abreuver toutes les idéologies qui vouent un culte à l’Etat. Chez Hegel, le « grand homme » est celui qui assume virilement pour la nation toute entière, l’ordre supérieur de la raison d’Etat. Cet ordre est la vérité suprême du monde réel de la puissance que ne peut atteindre l’âme sensible. Le commentaire de Kojève oppose « l’action politique créatrice d’un Monde réel » symbolisée par Napoléon et « l’imagination romantique créatrice des Mondes fictifs et merveilleux » qui culmine en Novalis. Contrairement au grand homme politique, « le Poète n’est jamais reconnu que par un petit nombre », « il se réduit à lui-même, s’épuise lui-même enfin, et s’anéantit dans son propre néant ». D’où cette définition de la figure hégélienne : « Ce romantique sublimé et évanouissant, c’est la Schöne Seele : la Conscience malheureuse (chrétienne) qui a perdu son Dieu ». L’accent mis sur l’effondrement total de l’âme sensible dramatise le destin de l’être qui ne se sera pas laissé guidé dans la vie collective par les lumières de la raison. « Le Poète romantique a voulu être Dieu, écrit Kojève, mais il n’a pas su s’y prendre : il s’anéantit dans la folie et le suicide. C’est une « belle mort », mais une mort quand même : un échec total et définitif » [6]. Quel est donc l’entraînement fatal qui aboutit à son anéantissement ? Son erreur est de vouloir que soit reconnue l’âme sensible, de refuser de l’abandonner à la logique rationnelle de la lutte dans le monde réel, de poser comme absolu la vie intérieure. Il ne veut pas sortir de lui-même pour imposer au monde son opinion « romantique », se battre pour elle et vaincre les opinions concurrentes comme le ferait l’homme politique. Il se contente d’une vision tolérante de la coexistence des convictions. « Il ne veut pas lutter » dit Kojève, soulignant que « l’intellectuel romantique ne réalise donc pas son idéal ». C’est en ce sens que la vie romantique est fictive car irréalisable et irréalisée. Elle tend donc à se sublimer et la sublimation est, comme l’amoindrissement que suppose une vie de plus en plus irréelle, un passage au néant.

   Le conflit de l’âme que le philosophe décrit à travers cette figure apparaît comme la forme de subjectivité singulièrement honnie par la raison. C’est la déchéance dans une subjectivité qui dans le concept est l’inacceptable, l’épouvantail qui porterait le masque de la souffrance psychique. Dans une culture qui a imposé comme norme une conception réaliste et viriliste de la confrontation avec le monde, on oppose fondamentalement la souffrance physique et la souffrance morale. La première est donnée pour réelle, effective puisqu’elle est l’expression d’un mal manifeste en tant qu’effet d’une agression extérieure. Mais la seconde qui semble purement dépendre de la subjectivité des états affectifs internes doit être perçue comme irréelle et fantasque. Elle serait la conséquence de complaisances fautives, de quelques lubies ou penchants maladifs. La souffrance morale est aussi peu crédible que l’ « âme humaine » dont le rationalisme a forcé le destin dans la culture en la décrivant comme une psyché malade. Ce destin est déjà annoncé dans le stoïcisme que la modernité recompose en préservant son noyau antique. Le stoïcisme est fondamentalement un détachement du corps induit par la raison qui a pris la direction morale du sujet et prétend prendre celle la collectivité toute entière. C’est le stoïcisme que l’on entend encore de nos jours comme un appel à une résistance héroïque au mal physique, à une volonté impassible capable de traiter le corps avec mépris. Ne pas être affecté par la souffrance physique est une vertu morale de sorte que l’attitude stoïque confine au refus de la dimension psychologique de toute souffrance. Selon Paul Ricœur, la stratégie stoïcienne tient à « la réduction du corps au déjà-cadavre, de l’affection à l’opinion » puisque le corps y est « ignoré comme chair du Cogito » [7]. La transformation de la souffrance physique en insensibilité et de la souffrance morale en idée est la formule même de leur négation. Elle conduit à un profond désaveu de la sensibilité et de l’affectivité. Elle prédispose le sujet à mettre son corps au service du surmoi, d’une cause qui serait supérieure, à le sacrifier à l’idée de la totalité que prétend porter la toute puissance : la reprise cynique du consentement stoïcien à la raison comme totalité est l’immense cimetière sur lequel s’est érigé l’expansionnisme étatique dans la modernité.

   Aux yeux de la volonté, la souffrance morale serait l’expression d’un déséquilibre latent entre le monde intérieur et le monde extérieur, chez l’être à qui manque la force d’âme pour venir au monde. Elle est donc une plainte illégitime. L’idéal du mépris héroïque du corps instille un mépris condescendant pour la souffrance psychique. Celle-ci doit être suspectée de quelque faiblesse morale, d’un défaut manifeste ou caché de virilité et être finalement associée à la folie. Même le Platon de La République voyait quelque démesure dans la grimace de l’inaptitude sociale et de la souffrance morale. Il ne sied pas de montrer aux regards de tous, les affres de la souffrance psychique. Il est indigne d’y succomber. Platon recommande aux poètes de n’imiter que les choses susceptibles d’édifier les gardiens de la Cité et d’élever ces guerriers aux vertus de leur fonction : « Nous ne souffrirons donc pas que ceux que dont nous prétendons prendre soin et qui doivent devenir des hommes vertueux, imitent, eux qui sont des hommes, une femme jeune ou vieille, injuriant son mari, rivalisant avec les dieux et se glorifiant de son bonheur, ou se trouvant dans le malheur, dans le deuil, dans les larmes ; à plus forte raison n’admettrons-nous pas qu’ils l’imitent malade, amoureuse ou en mal d’enfant. (…) Ni qu’ils imitent esclaves, mâles ou femelles dans leurs actions serviles (…) Je pense qu’il ne faut pas non plus les habituer à contrefaire le langage et la conduite des fous ; car il faut connaître les fous et les méchants, hommes et femmes, mais ne rien faire de ce qu’ils font et ne pas les imiter » [8]. Il y a une manière de saisir la non valeur en associant le malheur, la souffrance, la maladie, la folie et l’humeur vindicative à la féminité. Il faut donc que l’intériorité de l’âme prenne sens à fois, par le genre, comme génitalité dévaluée du féminin, par la hiérarchie comme infériorité de la subjectivité et par l’anormalité comme siège de la pathologie. L’âme sensible est en opposition réglée avec la génitalité virile, l’objectivité du monde et la normalité sociale. Le concept de conscience malheureuse ne sera donc pas sans rapport avec une représentation virile du dérèglement de la psyché et des organes féminins que la modernité a reconduit pour faire de l’hystérie le modèle des troubles biopsychiques et du délire des foules comme extériorisation de la démesure intérieure. Mais au fond la valeur et la non-valeur sont exprimées par le rapport hiérarchique qui oppose le maître et l’esclave et fait signifier le masculin et le féminin, le normal et le pathologique, la raison et la sensibilité.

   Le rationalisme construit assidûment l’âme sensible comme une psyché affaiblie ou malade. Il dit toujours entre les lignes du discours que le sujet est responsable de sa folie car la souffrance psychique résulterait de sa propre complaisance narcissique à la quête impossible du soi dans le monde étroit de son intériorité. Il s’établit sur la croyance selon laquelle la souffrance psychique serait le lot d’une conscience qui ne veut connaître que la plénitude de l’intériorité, d’une âme qui se refuserait à s’engager par l’action dans la contingence du monde extérieur, à rejoindre la place assignée à chacun dans la hiérarchie des êtres. La critique de la conscience malheureuse est le sermon délivré des hauteurs de la raison qui, pour instaurer dans son fondement l’éthique sociale, reformule ce formidable retournement de la conscience contre elle-même que la civilisation a promu en donnant pour un principe de vie, la honte des manifestations vitales, l’hostilité à l’égard de la vie et l’acceptation de sa dégradation sous l’effet des contraintes normatives. Cette critique fonctionne comme un désaveu de la pensée symbolique elle-même dans son activité de médiation entre le monde extérieur et le monde intérieur, de la sensibilité et de la raison. Le choix est simple en effet : il faut abandonner son âme ! La vie intérieure est une abstraction impuissante puisque déconnectée du réel. L’objet véritable étant la constitution de l’être dans la réalité du monde extérieur, cette intériorité est littéralement sans objet. Elle ne saurait donc exprimer que l’inanité et le vide intérieur. La conscience doit abandonner l’illusion de l’intériorité comme avoir pour s’avancer vers la lumière de l’être Mais dans l’incapacité d’abandonner le royaume de l’abstraction, la conscience animique perd toute consistance et se dissous par sublimation. Toute la critique fonctionne sur la projection de l’objet interne sur des objets externes par lesquels l’être se construit. Toute activité de la pensée visant un équilibre entre la vie sociétale extérieure et la vie biopsychique est nulle et non avenue. La règle est que toute l’énergie de l’individu doit être orientée vers le monde extérieur, captée par la conscience sociale et se subsumer dans la volonté collective.

   La norme exorbitante de socialisation qui prétend sauver l’âme sensible est à l’origine de sa souffrance et de son mal-être. C’est le caractère systématique, précoce, particulièrement intense et omniprésent de l’impératif de socialisation qui, en imposant une adaptation intégrale à la réalité du monde extérieur, produit les conflits de l’âme typiques de la culture occidentale où l’amour de l’autorité a été déguisé en amour de la collectivité. Le consentement à la répression de ses propres tendances vitales est le gage de cet amour et la culpabilité ce qui porte l’individu à se soumettre malgré lui et contre lui-même au surmoi collectif. Cette normativité contrariée le met d’autant plus en conflit avec lui-même et avec les autres qu’il se voit imposer d’entrer dans des structures sociales fortement hiérarchisées et violemment concurrentielles. Or, la puissance normative de la morale sociale s’est adossée à la raison logique dont l’assomption a permis d’obscurcir le sens vital de l’ontogenèse par la séparation du corps et de l’esprit, de la nature et de la culture. Plus la norme de socialisation pousse à la prédominance de la raison logique dans la construction ontogénétique pour obtenir une maîtrise rationnelle des êtres et des choses du monde par la collectivité, plus la perte du rapport vital à la sensibilité est problématique et plus la souffrance s’insinue dans le rapport de l’être au monde et à lui-même. La culture n’a cessé de mobiliser la partie la plus instituée de la religion, de la philosophie et de la science pour cacher la part exorbitante et morbide de son expression normative dans l’interprétation de la vie individuelle et collective. Idéalisée par la modernité, la raison morale, politique, économique, est comme un fusil braqué sur la demeure intérieure d’où l’âme doit être délogée pour être rendue morte ou vive à la société. La rationalisation de la socialité par l’orientation hiérarchique fait fonctionner la moralité comme une machine à mobiliser les sentiments sociaux dans des dispositifs où rouages, bielles et pistons de l’émotion sont mus par les seuls antagonismes sociaux et politiques. La socialité se fait sacrificielle ou stoïque afin que tous se mettent à tirer le char de la volonté générale dans le plus grand respect des préséances et des dominations. Mais il doit être entendu que la norme de socialisation s’impose pour le bien de l’individu qu’elle protège contre lui-même puisqu’elle affirme lui éviter une totale désintégration par son obstination à s’attarder dans les arcanes de la subjectivité et du souci de soi. Et c’est un même ordre de nécessité qui fait de l’impératif de socialisation dont la normalité excessive est instaurée pour le bien de tous, la seule garantie contre la désintégration sociale, l’anomie. Que valent à côté de ces grands impératifs le désir d’écouter son âme ou la poésie romantique ?

   Nous avons sous les yeux le beau commentaire de Ricarda Huch qui tentait de saisir de l’intérieur le rapport des romantiques avec l’inconscient. Il nous laisse entrevoir une forme générale d’accomplissement du connaître et du ressentir. On ne doit jamais oublier, dit-elle, que l’inconscient des romantiques s’épanche sur leur conscience. « Chez les romantiques toute connaissance est donc inséparable de cet approfondissement de soi-même par le souvenir et la réflexion. L’homme inconscient ne devient conscient de sa vie instinctive que par l’action ; dans le silence imperturbable, ses sentiments mûrissent jusqu’à ce qu’ils apparaissent comme des actions à la lumière : sa pensée est une blanche lumière, à travers le prisme de la conscience elle se décompose selon les couleurs de l’arc-en-ciel. A l’homme conscient qui dissout ses sentiments dans la lumière, manque souvent hélas ! la formule pour les réintégrer et les revivifier. On devrait pouvoir dire : l’homme inconscient a les sentiments, mais il ne les connaît pas, l’homme conscient les connaît certes, mais il ne les a pas, l’homme harmonieux de l’avenir les a et il les connaît » [9]. En lisant cela, nous entendons la pensée anthropologique de Rousseau dont l’âme hante notre culture. Car les créations intellectuelles de cet homme réalisent quelque chose de l’idéal du romantisme allemand dans la sphère de la philosophie comme de l’esthétique : Rousseau connaît les sentiments humains et n’a jamais cessé de les avoir.

   Qui veut bien regarder de près la critique hégélienne de la Belle Ame y retrouvera le processus complexe par lequel la vie de l’esprit est soumise à l’hégémonie de la raison logique dans la pensée individuelle comme dans la culture. La cible est la fonction psychique orientée par l’affectivité et la sensibilité. C’est sous la forme du sentiment que l’ « âme » fut criblée par l’ironie et le mépris des arguments de raison dans une culture rationaliste qui a visé sa plus complète dévaluation. En France, la pensée qui sert de point de fixation à la critique rationaliste est celle Rousseau, en Allemagne, celle de Novalis. Ce dernier représente l’imagination qui fait prévaloir la fiction sur la réalité historique et à sa vérité philosophique tandis que le premier concentre sur lui toute la hantise d’une confusion du sentiment et de la socialité dans la construction politique du social. Les visions du monde de Rousseau et de Novalis ont servi à former une représentation négative de la subjectivité issue des oppositions activité/passivité, puissance/impuissance, raison/sensibilité. Le modèle de référence qui fait fonctionner la critique de la l’âme sensible est l’action rationnellement orientée vers la maîtrise instrumentale de l’objet et son domaine de prédilection est celui de la morale politique. La sensibilité est passivité et impuissance dans son rapport au monde. Il ne peut donc exister de menace plus grande pour l’être social que de devenir sensible. Et rien ne peut être plus destructeur que ce qui désarme la virile acceptation de la réalité. La morale politique du rationalisme ne peut intégrer la sensibilité, elle ne peut que la moquer et la détruire.

   Dans la tradition rationaliste française, avec le discrédit qui a frappé le concept de nature dans son opposition à la culture, la critique de la « belle âme » s’est déplacée vers celle du « bon sauvage ». On se doute que le sauvage fut couvert de toutes les indignités et qu’il s’est trouvé des savants pour découvrir que les « peuples primitifs » ne présentaient aucune once d’intelligence. On doit à Lévi-Strauss, lequel a opposé à cette idée toute la résistance de son anthropologie, d’avoir dévoilé le préjugé qui fait de la « pensée sauvage » le règne des idées confuses et d’avoir reconnu en sa structure la sensibilité originaire que Rousseau avait saisie par le concept d’état de nature. Il est tout à fait juste de dire que la culture qui flétrit la « pensée sauvage » pour magnifier la raison qu’elle place seule à l’origine de la civilisation a aussi rendu manifeste la relativité de son orientation. Lévi-Strauss a ainsi réalisé le renversement qui a redonné à la pensée des peuples dits primitifs et la complexité de sa logique et la profondeur de sa sensibilité. Il nous appelle à recueillir le vivant héritage de Rousseau car nous sommes aussi d’une certaine manière confrontés au caractère exorbitant de la normativité qui fustige la « primitivité » de l’âme sensible et la « sauvagerie par lesquels la raison serait exposée aux instincts, à l’imagination maladive et à la pensée magique. Ce regard porté au loin que nous posons désormais sur une civilisation qui s’est lancée à la conquête du monde, la cuirasse en avant et les arguments de raison brandis comme les armes de l’expansion, nous fait comprendre pourquoi notre « âme primitive » doit être sacrifiée et réduite en fumée au feu de la volonté : il importe que toute l’énergie humaine soit dirigée vers la colonisation et l’instrumentalisation du monde.

   Le motif de la « belle âme » n’est pas un détail hasardeux, ni une curiosité de la métaphysique, mais une forme symbolique typifiée que la culture oppose à l’esprit rationnel. Le hégélianisme opposait poésie et politique en prenant pour cible le romantisme afin de concentrer sous le signe de la raison toute réalité du monde extérieur dans la forme étatique. Par cette opération, il enfermait dans l’intériorité du moi la forme poétique de la pensée qui éclos dans l’intime, mais s’épanouit dans la culture. La critique hégélienne de la « belle âme » oppose de manière aussi exacte la mystique à la religion instituée que la poésie à la politique. C’est pourquoi poésie et mystique devaient être, tour à tour, entourés du cercle la signification, lequel, comme un tabou, les isole du monde et protège le monde de leur contagion. Jacobi et Novalis tombent sous la sentence de l’histoire qui proclame l’inanité de leurs formes de pensée, le premier parce qu’il polémique contre la philosophie au nom de la mystique, le second parce qu’il ne distinguait pas la philosophie de la poésie. Elles doivent être « dialectiquement » anéanties car Hegel ne peut envisager le progrès de la liberté que comme les moments successifs de la soumission de la conscience à la raison. Hegel a le premier pensé, dans toute sa portée et dans toute son ampleur, le formidable développement historique que représente, pour la modernité, la conjonction de la raison et de l’Etat dans la production de la puissance. Il concevait cette dialectique comme une marche inexorable de la raison. Jacobi comme Novalis en ont jugé autrement et n’ont pas partagé cette ferveur pour l’expansion de la rationalité.

   Il n’est pas interdit de trouver dans la « mystique » de Friedrich Heinrich Jacobi une lucidité supérieure qui repose sur un sens intime de la vie humaine. « Si la croyance à la liberté se fondait sur cette ignorance que la raison est destinée à extirper en produisant la science, a-t-il écrit, alors la raison ne serait utile à l’homme que le temps qu’elle demeurerait dans l’enfance et s’accommoderait de l’illusion de l’erreur ; au terme de sa croissance, parvenue à sa parfaite maturité, elle n’engendrerait que la mort. Cette mort aurait pour nom : science et vérité ; science et vérité seraient le nom de la victoire sur tout ce qui élève le cœur de l’homme en le béatifiant, illumine son visage, adresse en haut son regard : la victoire sur tout ce qui est grand, sublime et beau » [10]. Jacobi ne pouvait croire qu’on puisse faire dériver la liberté de la raison et c’est la raison qu’il faisait dériver de la liberté. Il disait que la liberté est une vérité inaccessible à la science et que l’union de la nécessité naturelle et de la liberté de l’esprit était un « miracle » semblable à celui de la création. Une telle « mystique » parvient à anticiper ce que représente l’union de la science et de l’Etat dans la culture parce qu’elle est sensible à la signification et aux conséquences morbides d’un surinvestissement de la raison logique et de la volonté dans la psyché humaine. Et il faut oser penser avec lui que c’est de n’avoir pas perdu ses attaches avec le monde intérieur que l’humanité devra peut-être sa survie et sa liberté.

  L’inactualité de la pensée de Novalis face à l'éternelle raison serait aussi à démontrer. Car le poète savait déjà en son siècle ce qu’aujourd’hui la science n’ose pas même penser au sujet de son devenir. « Nous ne connaissons pas de limites au progrès intellectuel, a-t-il écrit, mais nous devons nous donner quelques limites transitoires, ad hunc actum. Etre à la fois limité et non limité – pouvoir accomplir des miracles et ne vouloir en accomplir aucun – pouvoir tout savoir, mais ne pas le vouloir. Avec la formation appropriée de notre vouloir, la formation de notre pouvoir et de notre savoir progresse également. Dès que nous serons parfaitement moraux, nous pourrons accomplir des miracles, c'est-à-dire, lorsque nous ne voudrons en accomplir aucun, nous serons suprêmement moraux (…). La possibilité de l’auto-limitation est la possibilité de toute synthèse, de tout miracle – et c’est par un miracle que le monde a débuté » [11]. Novalis n’ignorait pas que la connaissance humaine devait rencontrer le problème moral de sa limite. Il propose, de fait, une réponse à la question de l’évolution morbide de la science posée par Jacobi. Mais ces deux esprits qui par leur forme de pensée se tiennent du côté de l’intériorité de la poétique et de la mystique résistent, déjà à leur époque, à la démesure de la rationalité. Leurs idées bien enracinées dans la vie sensible et le sens de la nature sont autant d’alertes lancées à la civilisation toute entière et elles trouvent un écho dans la pensée contemporaine la plus clairvoyante à l’égard du « progrès scientifique ». Ainsi la réflexion sur les maux que l’orientation instrumentale de l’épistémè scientifique provoque et les dangers qu’elle fait courir à la vie en générale, vont dans le sens de Jacobi tandis que le problème de l’autolimitation de la science soulevé hier par Novalis l’est aujourd’hui de manière cruciale par une société civile confrontée aux risques et aux dérives des technologies et des bio-technologies.

   Le sens miraculeux de la vie que ces créateurs ressentent intimement et que le rationaliste interprètera comme un des errements de l’âme sensible est, en vérité, l’expression la mieux fondée en positivité de leur refus d’accorder à la raison instituée le blanc-seing qui l’autoriserait à régler arbitrairement la vie. Laisser ouverte la possibilité du miracle est une manière salutaire d’espérer et de maintenir la vie. Car le sens du miracle dit la confiance dans le travail inconscient de la vie et du symbole, lequel est capable de susciter de brutales conversions, des changements inattendus, des métamorphoses complètes de la biopsyché individuelle et collective. La conscience mystique et l’âme du poète ne sont nullement destinées à se consumer dans la vie intérieure. Elles sont bien au contraire appelées à transmettre de proche en proche le sens miraculeux de la liberté dans une culture minée par un désespoir raisonnable, un assèchement raisonnable du sens de la vie, une perte raisonnable de la subjectivité et plus que tout, une soumission raisonnable à l’autorité de la raison.

   Le mythe hégélien de l’âme malheureuse transformée en vapeur a bel et bien une signification normative par sa dénonciation de l’activité symbolique qui met l’individu ou la collectivité en relation avec la sensibilité et les mouvements inconscients de l’âme. Il nous montre comment l’investissement de la fonction symbolique fait l’objet d’une production normative spécifique dans la culture. Il y a là un enjeu permanent qui échappe le plus souvent. Toute ouverture à la pensée symbolique doit être récusée comme une centration unilatérale sur l’intériorité dès lors qu’elle interroge les connections conflictuelles entre la nature humaine et la culture humaine pour envisager des connexions plus viables. La culture qui émerge avec Hegel prétend soumettre le monde intérieur aux seules contraintes du monde extérieur. Parce que la problématique d’une médiation des mondes par la pensée symbolique est devenue un véritable interdit pour la raison hégémonique, elle ouvre aussi le chemin d’une libération. Et c’est pourquoi nous trouvons dans les ressorts conscients et inconscients du symbolique le sens de toute création individuelle et collective. Et de même que Lévi-Strauss a revendiqué la « pensée sauvage » en découvrant, par elle, la valeur de la pensée symbolique, de même il nous faudra retrouver sous le motif de la « belle âme » la sensibilité qui fut promis à la péjoration afin de nous rappeler à nous-mêmes ce qu’elle représente d’essentiel pour la vie psychique et culturelle.


[1] HEGEL (G. W. F.), La phénoménologie de l’Esprit, Tome 2, Traduction de J. Hyppolite, Paris, Aubier-Montaigne, 1941, p. 189.
[2] Ibid., p. 161
[3] Ibid., p. 188.
[4] LEFEBVRE (H.), De l’Etat, T.2, Paris, U.G.E. 10/18, n° 1090, p. 116-117.
[5] FONDANE (B.), La conscience malheureuse, Paris, Plasma, 1979, p. 47-48.
[6] KOJEVE (A), Introduction à la lecture de Hegel, Paris, Tel Gallimard, p. 151.
[7] RICŒUR (P.), Philosophie de la volonté, Paris, Aubier, 1988, p. 441.
[8] PLATON, La République, Livre III, 395e-396a.
[9] HUCH (R.), Les romantiques allemands, Paris, Pandora, 1978, p. 72.
[10] JOCOBI (F.H.), GUILLERMIT (L.), David Hume et la croyance : idéalisme et réalisme, Textes et commentaires, Paris, Vrin, 2000, p. 255.
[11] NOVALIS, Le brouillon général, trad. O. Schefer, Editions Allia, 2000, p. 202