lundi 23 octobre 2017

L'inconscient prénatal et les constructions ontologiques originaires





 
Il existe un domaine des psychothérapies que des pionniers ont défriché et exploré avec patience et passion, mais qui demeure encore largement méconnu du public et souvent même des professionnels. Les théories de l’inconscient remontaient aux évènements traumatiques de l’enfance et de la prime enfance sous le modèle psychanalytique. Avec Otto Rank, elles sont entrées dans le moment de la naissance et à partir de là sont remontées jusqu’à la vie intra-utérine qui, jusqu’à récemment encore, était une terra incognita (1) . Les théories et les psychothérapies qui touchent aux empreintes prénatales et généalogiques, car ce sont elles dont il est question, ont pour défricheur Stanislas Grof (2). Mais la pionnière en France est le Dr Claude Imbert qui embrasse avec ses ouvrages majeurs la description des empreintes prénatales et généalogiques et la méthode pour les rendre à la conscience et les libérer : L’avenir se joue avant la naissance, Un seul être vous manque, Faites vous-même votre psychothérapie (3). Ses travaux ont été repris et prolongés sur un plan didactique par Christine Louveau (4).

Les recherches théoriques et cliniques de Luc Nicon sur le revécu sensoriel font incontestablement partie de ce courant (5). Il faudra également citer le travail de Jean Philippe Brébion (6). Et ne pas oublier l’apport d’Alfred et Bettina Austerman sur les pertes gémellaires (7). J’inclurai les enseignements qui nous viennent de l’haptonomie à travers Frans Veldman, Catherine Dolto et d’autres (8). Bien qu’elle ne fasse pas à proprement parler des théories de l’inconscient prénatal, la psychanalyse transgénérationnelle de Didier Dumas et Bruno Clavier ont fait connaître au public les transmissions inconscientes d’une génération à une autre. Ces théories conduisent nécessairement à s’interroger sur les rapports entre les fantômes d’une lignée et les empreintes prénatales (9). Il y a donc tout un champ de recherche théoriques et cliniques qui s’est ouvert, se révèle plein de promesses et concourt déjà au bien-être d’un grand nombre de patients.

Mon intérêt pour ces courants de la psychothérapie remonte à plusieurs années lorsque j’ai mis un terme à une psychanalyse pour m’engager sur cette autre voie. Mes lectures, mon cheminement thérapeutique et mes formations m’ont progressivement initié à un champ tout à fait nouveau pour moi et depuis il ne cesse de m’enrichir et de m’étonner. J’avais noté dans mon entourage que ces problématiques étaient souvent ignorées, mais aussi qu’un non-dit enveloppait ce que je pouvais dire et faire s’y rapportant. Le seul fait d’évoquer, dans mon entourage, le thème du traumatisme prénatal au stade embryonnaire semblait éveiller des soupçons. Je sentais qu’on m’attribuait des valeurs conservatrices, des convictions religieuses que je n’avais pas. Le malaise a duré jusqu’à ce que j’en comprenne la source.

Le point sensible des théories et des thérapies prénatales dans le grand public m’est bientôt apparu. Elles paraissent mobiliser la représentation de la vie de l’embryon et du fœtus et par ce biais toucher la question de l’avortement. Cette question demeure sensible plus de 40 ans après l’adoption de la loi Veil du 17 janvier 1975 qui dépénalise l’interruption de la grossesse. Ma surprise fut d’autant plus grande que cette législation me semblait consensuelle et durable. Mais pourquoi alors le prénatal touche-t-il à la fibre des passions et semble-t-il éveiller le soupçon ? Parce que, ai-je cru comprendre, les théories des empreintes prénatales supposent que l’embryon puisse avoir la mémoire d’un traumatisme vécu dans le milieu utérin et donc une certaine sensibilité et des perceptions dont les modalités sont mystérieuses, mais qui semblent se manifester, jusque dans des périodes très précoces de l’ontogenèse. Pour une pensée approximative, elles semblent aller dans le sens d’une qualification de l’embryon comme un être humain à part entière et ainsi apporter de l’eau au moulin des visions intégristes qui se sont opposées à la libération de l’avortement. Claude Imbert, dans un de ses livres, exprime son trouble devant les interprétations et les déformations de sa position face à l’IVG. « Je souhaite aborder à nouveau ma position sur ce sujet délicat, pour éviter que vous interprétiez mes propos comme opposés à cet acte », écrit-elle (10).

A cet endroit, il importe donc de faire un effort de discernement pour appréhender les modalités différentes par lesquelles la pensée construit les êtres originaires tels que les embryons et les fœtus en leur attribuant une vie humaine. C’est peut-être cette manière de réflexion qui permettra de ne pas glisser sur la pente de l’amalgame par où les théories des empreintes prénatales et généalogiques inconscientes sont rapportées, par les seules vertus de l’analogie ou par le préjugé, à des formes d’intégrisme religieux. En considérant les discours relatifs à la vie des embryons et des fœtus dans la matrice maternelle, il me semble pouvoir distinguer trois ontologies différentes qui font naître, par la pensée, des êtres et des mondes différents :  l’ontologie dogmatique, l’ontologie ontogénétique et l’ontologie symbolique. Ces trois ontologies sont formées par les constructions idéelles relatives à la définition des êtres humains et de leurs propriétés.

La première ontologie est l’ontologie dogmatique. Elle pose l’être dans l’absolu comme être en soi ou comme créature de la divinité. C’est en vertu de cet absolutisme que la vie de l’être est considérée comme sacrée dès le stade le plus précoce. L’apparence embryonnaire ou fœtale ne saurait importer. Avec l’ontologie dogmatique, on se réfère au contenu d’une pensée fondamentale ou d’une croyance fondatrice relative à la vie de l’être humain. L’ontologie est dite dogmatique non pas pour introduire une connotation péjorative, mais parce qu’il s’agit d’une vérité définie et proclamée de manière absolue par une autorité.

Ainsi, la loi Veil affirme un principe fondamental avant d’introduire le cas particulier de l’IVG. « La loi garantit le respect de tout être humain dès le commencement de la vie. Il ne saurait être porté atteinte à ce principe qu’en cas de nécessité et selon les conditions définies par la présente loi ». Cette formulation relève de l’ontologie dogmatique. Le respect de la vie est posée comme une règle pour tout être humain considéré en tant qu’être dès la conception. Mais la loi admet l’exception du cas particulier. « La femme enceinte que son état place dans une situation de détresse peut demander à un médecin l’interruption de sa grossesse. Cette interruption de grossesse ne peut être pratiquée qu’avant la fin de la dixième semaine de grossesse ». Cette vision est laïque, mais même une pensée religieuse, quand elle est sollicitée par la tolérance et la compassion, peut infléchir une ontologie dogmatique et par référence à l’ontogenèse, vers l’exception dont on dit qu’elle confirme la règle.

La seconde ontologie, est donc l’ontologie ontogénétique. L’ontologie dogmatique s’oppose à l’ontologie ontogénétique car la vision du développement ontogénétique de l’être humain introduit de la relativité dans la construction de l’être. J’admets que cette cuisine conceptuelle puisse être indigeste. Il n’en reste pas moins que la construction de l’être humain en tant qu’être puisse reposer sur l’ontogenèse. Dans cette pensée, l’être humain est donné en nature dans la temporalité même du développement de l’ontogenèse. Il entre, dès la conception, dans une évolution qui va de la complète immaturité à la complète maturité. L’ontogenèse désigne « le développement de l’individu, tant mental que physique depuis la première forme embryonnaire jusqu’à l’état adulte » (11). D’une certaine manière, cette ontologie peut être dite réaliste car la pensée et le discours de l’être se réfèrent à la réalité du développement continu de l’être humain depuis le conception. Sans y être assujetti, elle est sous-tendue par le discours médical et biologique. L’ontologie ontogénétique est la métaphysique sous-jacente à ce discours.

La compréhension de la liberté de l’avortement impliquait une représentation des êtres originaires fondée sur l’ontogenèse. Dans cette ontologie l’être se constitue au cours d’un processus continu d’évolution jusqu’à la pleine maturité. On distingue alors la période embryonnaire qui voit se former les organes de la période fœtale qui se caractérise par la maturation et la croissance. C’est la différence entre formation et maturation qui spécifie la différence entre embryon et fœtus. Du point de vue de l’ontologie ontogénétique, il y a donc relativité de l’être en tant qu’embryon et en tant que fœtus. Selon la pensée bioéthique qui encadre l’IVG, à la fin de la dixième semaine, l’être humain est pleinement constitué même si la maturation n’est pas achevée, de sorte que l’acte abortif, interdit, serait qualifié d’homicide.

J’entends donc que, dans une pensée qui adopte le point de vue du processus d’évolution, une moindre valeur ontogénétique est reconnue à l’être de l’embryon. Mais on n’y affirme pas que  l’embryon n’a aucune valeur ontogénétique, qu’il n’est rien d’autre qu’un amas de cellules. Cette appréciation est importante car elle rappelle que la pensée bioéthique sous-tendue par la loi Veil ne s’autorise pas d’un matérialisme des origines, mais de la vision d’une croissance de la vie et de sa conscience. Cette vision ne détermine pas un point ou un moment où la valeur ontogénétique de l’embryon serait nulle. C’est pourquoi le législateur a eu besoin de réaffirmer le principe du respect de la vie « dès le commencement » tout en posant l’exception de l’IVG.  Du point de vue de l’ontologie ontogénétique, la vie que l’on attribue à l’embryon n’est donc pas rien et ne saurait être rien.

La troisième et dernière ontologie est l’ontologie symbolique. Cette ontologie construit l’être humain en tant qu’il représente un autre, non pas en tant que tel. L’être figuré est le symbole d’un autre être. L’être n’est pas donné dans la réalité, ni dans le concept : il est accueilli comme symbole. A ce titre, il n’appelle pas seulement un autre être, mais au-delà, à une multiplicité d’êtres qui, en apparence, sont absents. La particularité de l’ontologie symbolique est d’évoquer potentiellement tous les êtres qui font sens dans la mémoire d’une existence et qui ont un lien entre eux dans la signification.

Ainsi, la femme enceinte peut se représenter l’embryon ou le fœtus comme un être à part entière ; mais en même temps cet être est aussi une part d’elle-même. Il va représenter pour la mère le petit embryon qu’elle fut après sa conception. Ainsi, dans la représentation, l’être qui grandit dans son ventre est à la fois le petit être qu’elle est encore aujourd’hui, son enfant intérieur avec ses blessures et ses bonheurs, et le petit être qu’elle a conçu avec le père et qu’elle porte. Cela suffit déjà pour faire de l’embryon ou du fœtus un symbole. Mais ce n’est pas tout. L’embryon est en relation symbolique avec toutes les vies embryonnaires vécues par les générations successives des mères dans la lignée maternelle. Toutes les empreintes généalogiques sont présentes dans le ventre de la femme enceinte, que les ancêtres soient morts ou non. Je cite un passage extrêmement parlant du Dr Claude Imbert qui introduit toute la problématique généalogique dans la dimension prénatale.

« Un embryon in utero, dans l’utérus de la mère, se trouve ainsi relié aux empreintes inconscientes successives qui, telles des poupées gigognes, gardent les inscriptions des générations de femmes et de mères qui l’ont précédé. (…) C’est tout le contenu archaïque qui peut se réactiver durant une grossesse face au vécu de mêmes évènements rencontrés pendant les mois symbiotiques de la gestation. Par ce mécanisme le fœtus in utero entre donc en contact avec les embryons qu’étaient sa mère, mais aussi sa grand-mère, son arrière-grand-mère…  (et) par leur intermédiaire il garde ainsi intact tout ce que leurs mères respectives ont vécu à chaque génération, leur « roman » familial, généalogique mais aussi collectif. Il renferme leurs histoires, leurs croyances, le vécu de leur sexualité, de leurs maternités, de leurs accouchements, de leurs relations avec les hommes, leurs conjoints, leurs enfants et tous leurs environnements. Cela fait beaucoup de monde, non seulement présent mais actifs dans le volume de la cavité utérine, à la surface de sa paroi, jusqu’aux confins des cellules qui le constituent comme d’ailleurs dans tout le corps maternel. Ainsi cette mère peut porter dans son ventre l’empreinte d’une grand-mère maternelle morte en couche au même âge que le sien, celle d’une tante entrée dans les ordres à vingt ans par déception amoureuse, une femme « légère » bannie de son milieu familial… » (12).

La notion de l’être se dissout dans le travail du symbole de l’être originaire. Tous les êtres absents de l’image symbolique initiale sont en fait convoqués dans la pensée intuitive, la sensation et l’émotion et se rendent présents dans la relation de la mère à son enfant. Les êtres pluriels signifient symboliquement leur présence par des formes parfois surprenantes susceptibles d’éveiller la conscience parce qu’ils empruntent une voie subtile qui rend la vérité accessible sans que le sujet soit submergé par l’angoisse ou la souffrance.  Ainsi, les êtres que la représentation des embryons ou des fœtus fait venir à l’existence symbolique peuvent se donner sous des figures élémentaires (vents, eau, terre, feu…), des figures végétales ( fleurs, plantes, arbres, fruits…), des figures animales (poissons, serpents, insectes, oursons… ), des figures humaines ( enfants, ancêtres, sages, héros…), des figures fantastiques ( anges, divinités, monstres, géants, lutins…) ou des figures astrales ( soleil, étoiles, planètes, constellations…).

Pourquoi ces formes plutôt que celle réaliste de l’être de l’embryon ? Pourquoi cette forme plutôt qu’une autre ? La vie symbolique demeure, par maints aspects, assez mystérieuse. Souvent les questions que l’on se pose, parce qu’elles réduisent le symbole à un objet extérieur, restent sans réponses. Mais la symbolisation est un processus vivant et global qui est mis en mouvement quand le besoin vital de transformer sa vie se fait ressentir chez un être en souffrance. Nous commençons à reconnaître que les souffrances de l’embryon et du fœtus sont les souffrances de l’adulte. Une connaissance symbolique authentique est donnée par l’expérience même de la libération des empreintes traumatiques. Et elle grandit quand nous sommes sensibles à l’apparition symbolique des être originaires, à l’efficacité et à l’intimité de leur impact sur nous.

Une des expériences les plus riches et les plus bénéfiques dans le dessein thérapeutique est le dialogue que la femme enceinte noue avec l’embryon ou le fœtus qu’elle porte en elle, avec celui que nous pouvons établir avec l’embryon ou le fœtus que nous avons été et qui est actuellement une partie de nous-même. En cas d’IVG, les psychothérapies des empreintes prénatales et généalogiques préconisent de s’adresser à l’embryon comme à un être conscient.

L’échange avec l’être de l’embryon est de  nature symbolique et au-delà de l’accompagnement de l’IVG, on comprend que ce dialogue, qu’il s’établisse avec l’embryon ou avec le fœtus, constitue le cœur des psychothérapies prénatales. L’ontologie symbolique construit l’être de l’embryon de telle manière qu’un dialogue puisse être instauré entre le sujet et lui, que la séparation et le deuil puissent être vécus en conscience au lieu d’être déniés et laissés à l’inconscient qui ne manquera pas de déposer une nouvelle couche sur les empreintes antérieures et répéter les souffrances et les désarrois.

Le Docteur Claude Imbert parle de « dialogue symbolique » avec l’embryon. Celui-ci « se fera si la femme y est prête, après que les objectifs libérateurs préventifs ou curatifs lui aient été explicités ». « Expliquant alors au petit embryon les raisons de l’arrêt qui va être réalisé et les souffrances des parents et du bébé ainsi évitées pour l’avenir, l’ensemble se faisant en visualisant et en envoyant beaucoup de lumière au bébé duquel peut-être des messages et des symboles seront reçus. C’est dans une énergie d’amour et d’intimité que va se faire cet échange pour réduire ou éviter les empreintes de chacun dans le futur » (13). Et c’est dans l’esprit du symbole qu’il faut comprendre ce que signifie envoyer de la lumière à un embryon ou à un fœtus. 

Bruno Clavier décrit ce dialogue ainsi : « Dans le cas où elles ont pratiqué un avortement, je recommande aux femmes de faire des rituels personnels vis-à-vis de l’enfant qu’elles ont eu, quelle que soit la date de grossesse à laquelle a eu lieu l’avortement (…) Les rituels consistent à nommer cet enfant, à le remercier d’être venu et de leur avoir permis de comprendre quelque chose et d’avancer dans la vie, notamment pour pouvoir éventuellement élever d’autres enfants dans des conditions qui soient acceptables et heureuses pour eux » (14).

Catherine Dolto écrit : « Dans ma pratique, je reçois de très beaux témoignage de dialogues que des femmes ont avec l’enfant de trois, quatre, cinq semaines qu’elles portent en elles. En même temps je pense qu’on a le droit de faire une IVG et j’assume cette contradiction. Pour moi, nous n’avons pas à sacraliser « la vie » en soi. Une femme a le droit de s’adresser à l’embryon qui a commencé à grandir et de lui dire en toute conscience : "Je ne peux t’accueillir. Je ne peux pas prendre la responsabilité de l’obliger à démarrer ton existence en catastrophe, en te soumettant à un contexte matériel ou psychologique insupportable ou en t’abandonnant, etc. Donc, le plus grand geste d’amour que je puisse faire pour toi comme pour moi, c’est d’interrompre cette vie maintenant. Ce n’est pas facile pour moi, mais je le fais paradoxalement par amour de la vie, par amour pour toi et parce que cet amour est plus fort que l’idée qu’il faudrait que tu vives à tout prix". Je pense que le fait d’assumer un avortement de cette façon-là peut s’inscrire dans une approche constructive de la vie » (15).

Le Pr Jean Pierre Relier, grand pédiatre néonatologue, a parlé de ce dialogue des mères et des soignantes avec l’enfant in utero en des termes qui en montrent toute la subtilité et qui soulignent la plus ou moins grande aptitude des unes et des autres à se laisser aller à une communication encore si mystérieuse et si différentes quand elle émerge dans le cœur de chacune. « Il y a un autre type de communication avec l’enfant in utero, une relation que je dirais « abstraite ». Elle est plus courante, bien que plus subtile, aux marges du subconscient. C’est parfois une pensée : celle de cette maman qui réussit à faire bouger son fœtus de cinq mois dans son ventre, juste en lui disant : « Tu me fais mal tu sais, ça serait bien si tu changeais de position ». C’est parfois une intuition poétique : celle de cette infirmière qui, à l’arrivée d’un prématuré malade chuchote : « il n’est pas encore vivant ! ». Nous abordons ici un aspect de la relation où la sensibilité de chacun est totalement variable. Beaucoup, surtout les médecins, se refusent à reconnaître cette possibilité de communication et de perception, obsédés qu’ils sont par les machines, la biologie, l’imagerie diagnostique qui, sans doute, fait des progrès tous les jours, mais ne dit rien sur la souffrance, la détresse, ou au contraire l’optimisme, l’enthousiasme, la volonté de vivre à tout prix. Quoi qu’il en soit, cette communication existe et beaucoup en tiennent compte » (16).

Inutile de dire que si nous nous attendons le plus souvent à ce que le dialogue symbolique s’effectue avec des êtres originaires ayant la forme « réaliste » d’un embryon, d’un fœtus ou d’un bébé, rien n’empêche que le sujet puisse avoir pour vis-à-vis un ange, une figure lumineuse, un dauphin ou une fleur de lotus. Or ces figures qui sont formées selon l’ontologie symbolique et en dehors de toute intention volontaire, n’en sont pas moins d’authentiques représentants de l’humanité de l’embryon et du fœtus.

Qu’apprenons-nous de ces trois ontologies ? Tout d’abord qu’elles émergent sur des plans bien distincts et qu’on ne saurait les confondre. Cela n’exclut pas qu’une pensée ouverte puisse les intégrer toutes trois en préservant la spécificité de chacune. L’ontologie dogmatique y affirme le principe du respect de la vie de l’être dès le commencement ; l’ontologie ontogénétique introduit l’exception au regard de la loi en posant que l’acte abortif ne constitue pas un homicide avant dix semaines de gestation ; enfin l’ontologie symbolique fait entrer l’être de l’embryon dans le domaine de l’esprit en rendant possible la guérison des traumatismes originaires. Si l’ontologie symbolique était regardée comme une ontologie dogmatique au motif que l’être de l’embryon y est considéré comme un être à part entière, cela constituerait un déni de la spécificité du processus psychothérapeutique et une notable régression de la pensée et de la pratique du soin. De même, si l’ontologie dogmatique était rejetée en soi au lieu d’être intégré comme le fait la loi Veil dans une vision bioéthique du respect de la vie humaine, la pensée ontologique pourrait se dissoudre sous la pensée purement matérialiste qui fait de l’embryon un simple amas de cellule. Tout serait permis et le respect de la vie deviendrait une clause obsolète. Comme nous l’avons vu, l’ontologie ontogénétique repose sur la relativité de la valeur ontologique dans le processus de maturation. Mais elle ne réduit pas la valeur ontologique de l’embryon à néant.

On a posé la question suivante à Catherine Dolto : « Vous dites souvent, comme le faisait Françoise Dolto que, dès la conception, il y a un sujet humain, à qui la mère et le père peuvent s’adresser, par la pensée, la parole, le geste. Comment parvenez-vous à concilier cette conviction avec le principe même de l’avortement ? Et Catherine Dolto de répondre : « Il n’y a, en effet, pas d’autres solutions que de voir dans l’embryon, dès le départ, un être qui est sujet de son histoire. Mais de là à dire : « Toute vie est sacrée et donc la vie d’un embryon constitué de quelques cellules vaut celle de sa mère ou d’un enfant déjà né », il y a un pas que je ne franchis pas. Je pense que seule la femme elle-même peut savoir si elle se sent capable d’accueillir un enfant en elle. Aucune loi extérieure ne peut le lui imposer. Il faut donc assumer que toute femme peut décider de ne pas laisser vivre un enfant in utero » (17).

Assumant la liberté de toute femme de mettre un terme à sa grossesse, Catherine Dolto accepte les fondements d’une ontologie fondée sur l’ontogenèse et la distinction entre le stade embryonnaire et les stades ultérieurs de l’être. Son refus de conférer à l’ontologie dogmatique le caractère absolu qui équivaudrait à une sacralisation de la vie de l’embryon, lui vient de la valeur qu’elle accorde à l’être de la mère et à sa liberté. Ainsi, la reconnaissance de l’embryon comme sujet humain ne saurait aller jusqu’à contraindre la femme à porter l’enfant procrée. Elle est pourtant décisive car elle contribue à conférer la valeur de vie à la femme enceinte. Puisque c’est par la femme que la vie est donnée, la décision de laisser vivre ou d’avorter lui revient. La nécessité dont Catherine Dolto dit qu’elle s’impose à elle est une nécessité symbolique qui place sous sa détermination logique une ontologie à visée thérapeutique. Prendre soin de la liberté de la femme enceinte, c’est fondamentalement prendre soin de la vie. Et c’est parce que les trois ontologies prennent la place qui leur revient dans une pensée ouverte, vivante et généreuse qu’une vie peut se mettre à l’écoute et au service des femmes enceintes et des enfants qui vont naître.

J’ai choisi d’examiner plus longuement l’ontologie symbolique parce que celle-ci fonde toutes les psychothérapies dont le processus fait appel à l’activité symbolique et à la créativité du sujet. C’est sa liberté et c’est sa vérité qui sont en jeu quand on vient à elles en perdant de vue la visée thérapeutique et l’éthique de la liberté et de la responsabilité du sujet qui l’anime. L’interrogation initiale portant sur le malaise et le soupçon ouvre la discussion sur le sens de la pratique en psychothérapie. Car la psychothérapie s’aliènerait si elle en restait à l’ontologie dogmatique et à l’ontologie ontogénétique.

L’activité symbolique ne peut être sans que l’embryon ou le fœtus soient représentés comme des êtres humains à part entière ; elle n’est pas sans que le sujet puisse se représenter lui-même au stade embryonnaire ou fœtal comme un être pleinement vivant. De cette représentation dépend la possibilité même de penser et de sentir l’enfant intérieur dont le sujet prend soin dans toute démarche thérapeutique et la possibilité même du deuil dans le cas d’une perte gémellaire. Il ne saurait y avoir de guérison des traumatismes de la vie prénatale, ni de libération des empreintes généalogiques, ni même de réparation des blessures conscientes et inconscientes associées à une IVG sans la reconnaissance du statut symbolique de l’embryon ou du fœtus. Le sujet doit avoir la possibilité de parler à l’embryon ou au fœtus qu’il a porté ou qu’il a été. Il doit avoir la possibilité de s’adresser à cet être comme à un symbole vivant, comme à une personne présente.  Ce sont là des nécessités symboliques et thérapeutiques. Car cet être originaire n’est autre que le sujet lui-même.

Les théories de l’inconscient prénatal n’ont cessé d’affirmer leurs principes éthiques et leur modus operandi, les visions qui leur sont propres. Mais encore faut-il s’intéresser à les connaître et à les comprendre. Les psychothérapeutes travaillant de manière spécialisée dans ce domaine sont aussi peu connus que la clinique est ignorée. A cause de cette fragilité, ce courant est très sensible au malaise qui a son origine dans l’environnement culturel. Les psychothérapies qui traitent de manière spécialisée des empreintes prénatales et généalogiques ont accepté le cadre de la pensée ontogénétique qui fonde la loi de 1975 sur l’avortement. Elles relativisent l’ontologie dogmatique afin que les conditions symboliques de la liberté et de la responsabilité des patientes soient pleinement respectées. L’ontologie symbolique qui est à la base du travail thérapeutique des accompagnant(e)s comme des patient(e)s, vient par-dessus l’ontologie ontogénétique fournir l’appui du processus mystérieux de la symbolisation pour que le sujet puisse accepter le travail de la transformation de son être profond et libérer les émotions et sensations liées aux traumatismes originaires. C’est en visitant tous les modes d’être qui ont formé son être souffrant qu’il actualise son désir d’apaisement inscrit dans la mémoire comme le moment symbiotique heureux de la vie intra-utérine.

L’IVG est un chapitre important du grand livre de l’inconscient prénatal. Les personnes qui appartiennent aux générations qui ont connu les « faiseuses d’anges » ainsi que les avortements ou tentatives d’avortement improvisés par la mère elle-même ou par un proche, ont pu vivre de violents traumatismes en tant que femmes. Toutefois, la sécurité qu’offre aujourd’hui la médicalisation de cet acte n’enlève pas l’impact psychique de la signification du non-désir dans l’histoire biographique et généalogique de la femme. Bruno Clavier situe l’IVG dans le cadre des questions de fécondité. « Les patientes que j’ai reçues m’ont appris une chose fondamentale en ce qui concerne la fécondité : tout avortement ou fausse couche, et bien évidemment tout enfant mort, est un traumatisme conscient ou inconscient chez une femme ». Et il ajoute : « Les conséquences psychiques des évènements en rapport avec la conception des enfants sont toujours très importantes dans la vie des femmes » (18). L’IVG peut réveiller des empreintes de non-désir. En cette occasion comme en d’autres, le Dr Claude Imbert a en vue la renaissance du bébé intérieur de la mère. La sophro-analyse qu’elle a initiée libère les empreintes prénatales suscitées par les pensées d’IVG sans passage à l’acte, les tentatives d’IVG, les empreintes d’IVG antérieures, mais aussi les empreintes de non-désir telles que les préférences pour l’autre sexe, les bébés instrumentalisés, ceux conçus « trop tôt », « trop tard », par « accident », par « erreur », le non désir avec violence paternelle, l’abandon à la naissance etc… Mais il est bien d’autres formes de traumatisme qui dérivent des empreintes prénatales et généalogiques et toute l’approche clinique de ces souffrances a contribué à les reconnaître et à les soulager voire à les guérir.

Claude Imbert associe à l’IVG l’accompagnement médical regardé comme un droit et l’accompagnement psychologique regardé comme besoin. C’est ce dernier qui permet de préserver une relation équilibrée, libérée des empreintes traumatiques inconscientes, avec les enfants déjà nés et ceux à venir. « Si cette alternative doit rester l’ultime issue de parents en détresse, avec l’impression bien réelle qu’ils sont sûrs de ne pas trouver les ressources pour donner à l’enfant ce dont il a besoin, elle doit exister, car chaque femme a le droit d’être accompagné médicalement en sécurité dans cette décision, si elle est maintenue. Parce qu’elle a aussi besoin d’être accompagnée psychologiquement avant, pendant et après, quel que soit le temps écoulé depuis, dans une écoute et une tolérance complètes, l’aidant à l’expression de ses états intérieurs et de ses émotions. Et ceci dans une neutralité absolue, sans qu’il y ait la moindre pression même sous-jacente du thérapeute et de ses croyances, tendant à influencer dans le sens de suspendre le projet. C’est ce qu’il aura mission d’analyser avant d’accepter cet accompagnement. Car il s’agit bien d’accueillir tout ce qui a besoin d’être verbalisé pour éviter que restant dans les non-dits, faisant écho à des histoires inconscientes généalogiques, cela cristallise en limitant inconsciemment la mère dans son esprit et dans son corps, ses cellules et ses énergies. C’est aussi le futur de son épanouissement affectif et sexuel, ses projets de grossesse et aussi celui de bébés à venir qui s’en trouveraient limités… » (19).
C’est l’esprit créatif, la force de la compassion et le sens de l’observation clinique qui ont suscité la création d’un champ nouveau en psychothérapie : l’élucidation et la libération des empreintes prénatales et généalogiques. Les réalités cliniques observées dans ce champ sont étonnantes, déconcertantes. Elles dépassent largement les possibilités d’explication de la médecine, des sciences cognitives et de la psychologie. Il est vraisemblable que, sous les termes de sortilèges, de magies, de possessions, ces réalités aient été observées depuis des temps immémoriaux et que les chamans, les sorciers et les exorcistes furent jadis, et encore aujourd’hui dans quelque partie du monde, appelés à en traiter.

Il ne fait aucun doute que la loi du 17 janvier 1975 et la médicalisation de l’IVG ont impacté l’imaginaire collectif. Elle a précipité la formation de l’ontologie ontogénétique et de l’ontologie symbolique. Et ces ontologies ont proposé une pensée de l’être face à la réduction de l’embryon à un simple amas de cellules. La possibilité pour les femmes et les hommes de soulager ou de guérir les souffrances enracinées dans les empreintes prénatales et généalogiques s’ouvre de plus en plus. L’activité symbolique garantit, quand la spontanéité est préservée, que les significations personnelles conscientes et inconscientes puissent prendre le pas sur les significations collectives de l’IVG souvent surchargées et oblitérantes pour être intégrées dans la perspective globale du soin et de la guérison.

Simone Veil nous a quittés le 30 juin 2017. Je ne mettrai pas le point final de cette réflexion sans dire ce que les psychothérapies des mémoires prénatales et la culture elle-même doivent à cette grande dame. Ce qui fait la grandeur de Simone Veil, c’est bien la hauteur de sa vision. Elle a aperçu et compris que la légitimité d’une loi aussi sensible que celle relative à la dépénalisation de l’interruption volontaire de la grossesse reposait sur l’association d’une haute valeur de vérité à la force d’une intention authentiquement orientée vers la cohésion de la vie collective. Elle n’a pas transigé sur le soubassement éthique de la loi. C’est en tant que législatrice qu’elle en a dit le principe et en a établi la règle, non en tant que doctrinaire. Elle préserve le principe du respect de la vie dès le commencement tout en énonçant une règle d’exception. Nous comprenons maintenant que Simone Veil a posé les deux marches de l’ontologie dogmatique et de l’ontologie ontogénétique dans la représentation de l’être originaire donnant ainsi l’impulsion de la liberté afin que nous puissions élever la troisième marche de l’ontologie symbolique pour la guérison de l’âme, l’amour de la vie et la fécondité de la culture.



NOTES


[1] RANK Otto, Le traumatisme de la naissance. Influence de la vie prénatale sur l’évolution de la vie psychique individuelle et collective, Payot, « Petite Bibliothèque », 1968.
[2] GROFF Stanislas, Royaumes de l’inconscient humain : la psychologie des profondeurs dévoilée par l’expérience LSD, Monaco, Editions du Rocher, 1983.
[3] IMBERT Claude, L’avenir se joue avant la naissance, 1998 -  Un seul être vous manque. Auriez-vous un jumeau, Editions Visualisation Holistique, Paris, 2004 - Faites vous-même votre psychothérapie, I et II, Editions Visualisation Holistique, Paris
[4] LOUVEAU Christine, La sophro-analyse des mémoires prénatales, de la naissance et de l’enfance, Editions Grancher, 2017
[5] NICON Luc, Comprendre ses émotions, Editions Emotion Forte, 2003 – TIPI, Technique d’identification sensorielle des peurs inconscientes, Editions Emotion Forte, 2007 - Revivre sensoriellement, Editions Emotion Forte, 2013.
[6] BREBION Jean-Philippe, L’empreinte de naissance, Vingt-sept mois pour une vie, Quintescence, 2004.
[7] AUSTERMAN Alfred et Bettina, Le Syndrome du jumeau perdu, Le Souffle d’Or, 2007.
[8] Catherine Dolto se réfère à la notion de « trace » très proche de celle d’empreinte. « Autant que nous puissions en juger, il semble qu’il subsiste en effet en nous, des traces très, très anciennes et c’est fascinant. Mais il ne s’agit pas d’émotions telles que nous les représentons nous adultes. Il ne s’agit pas forcément de traumatisme, mais de traces, d’inscription dans la chair, de mémoires. Ça passe certainement par les cellules ». VAN EERSEL Patrice, Mettre au monde, Enquête sur les mystères de la naissance, Livre de Poche, 2008, p. 174.
[9] DUMAS Didier, L’Ange et le fantôme, Introduction à la clinique généalogique, Minuit, 1985 – CLAVIER Bruno, Les fantômes familiaux, Psychanalyse transgénérationnelle, PBP, 2014.
[10] IMBERT Claude, Faites vous-même votre psychothérapie, vol 2, Editions Visualisations Holistiques, Paris, 2001, p. 296.
[11] LALANDE André, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, PUF, 1985.
[12] IMBERT Claude, L’avenir se joue avant la naissance, Editions Visualisation Holistique, Paris, sd.
[13] IMBERT Claude, Faites vous-même votre psychothérapie, Edit Visualisation Holistique, Paris, 2001, p. 297.
[14] CLAVIER Bruno, Les fantômes familiaux, Psychanalyse transgénérationnelle, PBP, 2014. p. 76. 
[15] VAN EERSEL Patrice, Mettre au monde, Albin Michel, CLES, 2008, p. 497-498.
[16] Ibid, p. 444.
[17] Ibid, p. 497
[18] CLAVIER Bruno, Les fantômes familiaux, Psychanalyse transgénérationnelle, PBP, 2014. p. 75.
[19] Ibid., p. 296-297.