J’ai le souvenir de mon accession au plan de la sensibilité de
la pensée, je veux parler de cette modalité du connaître où
l’intellect ne cherche pas à se séparer de la sensibilité, mais
au contraire se laisse inspirer par elle pour accéder à une
orientation vitale qu’il ne saurait trouver sans elle. Je crois
pouvoir l’associer au moment de la
reconnaissance de l’anthropologie humaniste de Claude Lévi-Strauss
comme orientation cognitive et éthique. J’avais fréquenté
l’anthropologie structurale à l’université, mais j’y étais
revenu à un âge où la connaissance n’a plus le caractère
impérieux, volontariste et intransigeant d’une volonté de savoir
où les traits idéo-normatifs ont plus d’importance que la
profondeur de la compréhension de l’homme. Le moi s’est allégé
en partie des lourdes défenses fourbies à ses frontières et la
pensée est moins encline à faire de la vérité une arme tranchante
destinée à vaincre les opposants. Il s’en suit qu’elle est
aussi plus apte à retrouver ses liens avec les sensations et les
émotions vraies qui nous relient à nos semblables et à tout ce qui
vit et dont la culture rationaliste nous a en partie coupé afin,
a-t-elle voulu croire, de donner à l’intelligence une plus grande
efficacité instrumentale.
Ce travail a opéré sans déclaration tonitruante sur le paradigme structural car il passait par la compréhension d’un être singulier et de sa pensée. Tel est ce chemin de la connaissance qui cherche à accéder au sens profondément humain des opérations logiques de l’intellect et jusqu’aux plus sophistiquées d’entre elles. J’ai trouvé dans l’œuvre de Lévi-Strauss les grandes visions et les éléments de compréhension qui m’ont amené aux médiations capables de faire advenir un peu plus de conscience. Et c’est étonnamment le concept de structure en anthropologie qui a conduit la connaissance au point où une conscience peut accueillir l’intuition du profond ancrage dans la sensibilité de la fonction symbolique. Car la pensée symbolique était le véritable objet de cette anthropologie que Lévi-Strauss appelait de ces vœux, à savoir « une connaissance de l’homme associant diverses méthodes et diverses disciplines, et qui nous révèlera un jour les secrets ressorts qui meuvent cet hôte, présent sans avoir été conviés à nos débats : l’esprit humain » [1]. Mon propos est, ici, de dire les circonstances qui ont présidé à une prise de conscience de ma propre évolution de l’esprit et de considérer comment certaines formes de pensées peuvent susciter des transformations profondes de votre vision de l’être au monde et du monde.
Il y eut un évènement qui précipita la réflexion en me poussant à questionner ce que représentaient subjectivement pour moi, les formes les plus signifiantes de la structure en anthropologie et qui, d’une manière inattendue, déboucha sur une approche psychothérapeutique de mon propre vécu. Je me trouvais dans le métro parisien, lorsque je découvris dans un ces journaux gratuits que l’on saisit au vol et en passant, un article nécrologique. J’étais assis à une banquette et je me mis machinalement à le lire. Il annonçait la mort de l’éminent anthropologue Claude Lévi-Strauss qui survint le 30 juin 2009. Je fus stupéfait. Une peine profonde déborda et je ne pus retenir un immense sanglot. J’esquissai intérieurement le geste de le retenir, mais il se délivra sans retenue. Frappé à la fois par la fatale circonstance et par mon propre étonnement devant l’imprévisibilité de l’épanchement, je ne retins pas non plus le flot de larmes qui s’en suivit tandis que je voyais au ralenti et dans une extrême confusion le regard interloqué des personnes assises en face de moi. En fait, l’émotion me prit par surprise et l’étonnement fut sans doute plus grand chez moi-même que chez les voyageurs qui assistèrent à la scène sans pouvoir en discerner le sens. Rien dans ma conscience ne me permettait d’anticiper cette manière soudaine d’être affecté par la mort du savant. Or, j’avais été touché comme je l’eusse été par l’annonce de la mort d’un parent et d’un proche.
C’est sur le coup de cette circonstance que j’ouvris ce blog intitulé « La pensée symbolique » en hommage à l’anthropologue et commençai à écrire quelques petits textes que je dédiai à sa mémoire comme autant de fleurs déposées sur sa tombe. Ce moment me fit comprendre que, par la grâce du symbole, la pensée avait en plus d’un sens, une chair qui en révélait la signification la plus profonde. Je me trouvais à une étape particulière d’une trajectoire thérapeutique où mes rêves et les mythes personnels témoignaient une intense activité de la pensée symbolique. Progressivement, je pris conscience que ces productions symboliques portaient la mémoire de la conception et de la naissance et je me mis à lire les Mythologiques de Lévi-Strauss avec ce regard nouveau. La perte du savant me relia ainsi plus fortement que jamais à la compréhension de l’homme qui se joue dans la pensée anthropologique. L’intérêt que cette discipline portait au matériau symbolique, aux récits mythiques, aux rituels, aux objets sacrés, la prédisposait à saisir dans sa quête des universaux ce qui se transmet de la vie à travers les formes de la vie culturelle.
L’épisode du métro préfiguraient des transformations intérieures résultant d’une longue régression de ma psyché vers les évènements de ma vie prénatale. Cela se manifestait par une montée sensible de la sensibilité et je sus plus tard que cela devait passer par la reviviscence imprévisible de ce que j’appelais les « douleurs primordiales », je veux parler de ces crises émotionnelles qui secouent périodiquement l’être qui s’est engagé, par un mouvement insu de la pensée symbolique, dans un tel processus. Toute la vie est alors impactée par ce travail silencieux où les sources traumatiques inconscientes de notre vie actuelle nous sont peu à peu révélées. J’étais déjà pris dans un processus de régression, mais je ne le savais pas. Dans un premier temps, j’imaginai que ma vision du monde se transformait par pans entiers et intégrait progressivement des éléments de l’anthropologie structurale à une anthropologie spontanée qui portait en elle la marque des blessures d’enfance. Dans mon esprit, l’affleurement de la sensibilité devait être la conséquence des déplacements des plaques tectoniques de ma conscience psychologique.
Mon attention avait été attirée sur le lien mystérieux qui existe entre un être et un penseur qui lui a transmis les fondamentaux d’une connaissance. C’est une expérience que devaient partager, pensais-je, ceux qui ont reçu d’un aîné un don immatériel constitué de formes idéelles. Et ce devait être une des incidences du rapport de maître à disciple. Le fait de mettre un peu plus de lumière sur la nature et valeur de ce qui est transmis, le fait de chercher à comprendre ce qui se joue là et de le rendre à la conscience n’était sans doute pas sans rapport avec cette curiosité qui nous pousse à connaître et à reconnaître nos origines et qui nous conduit d’autant plus instamment dans la direction d’une symbolique génésique que nous nous en sommes détournés. Il y a là comme un instinct du connaître qui est fort semblable à celui qui nous fait découvrir un ancêtre fondateur et avec lui un mythe fondateur, c'est-à-dire un récit des origines sur lequel la vie même se construit comme sur son fondement.
L’image que le fondateur de l’anthropologie structurale nous a tendu était incontestablement celle d’un maître. Mais ma relation au savant ne me paraissait pas être celle d’un disciple. Elle était dépourvue de toutes les marques d’autorité et d’obédience, de tous ces échanges qui confortent ou renforcent les positions respectives dans les institutions académiques. Elle était purement idéelle. Cet homme, je ne l’ai rencontré qu’à travers ses livres. Françoise Waquet qui a étudié la relation maître/disciple souligne qu’au-delà de cette gestion concrète des statuts, il peut s’éprouver, suivant l’expression de Marcel Mauss, « un lien d’âme » fait d’attachement, d’amitié, de fidélité [2]. L’écho produit en moi par l’œuvre de Lévi-Strauss, a suscité et fait grandir un « lien d’âme » avec le savant. Mais Françoise Waquet note encore que la relation maître/disciple peut alléguer une sorte de parenté choisie sur le modèle père/fils, grand-père/petit-fils. Qu’est-ce qui a pu projeté le maître dans le statut du père symbolique ? En suivant les images de la relation maître/disciple, la chercheuse a pu montrer ceci : plus qu’une parenté de substitution, cette relation ressortit à une véritable procréation. Le maître est le « père selon l’esprit », il « engendre un esprit ». A l’origine, l’esprit est une « graine », une « semence » jetée dans une terre féconde… Quels sont les attributs susceptibles de prendre sens chez un disciple pour être érigé dans le symbole ?
Je ne récusais pas la relation symbolique au père à travers le maître. L’interprétation venait spontanément à moi. Peut-être me mettait-elle en contact avec la mort du géniteur, vraisemblablement avec un deuil mal fait, ce qui signifie non réalisé. Le lien d’âme qui m’attachait au maître en a fait un père symbolique et sa mort a pu creuser à nouveau, sans que je le sache, la tombe paternelle en me révélant que la conscience de la mort de mon propre père n’avait pas été réelle : la douleur de la perte avait été recouverte par le déni et par une conscience infantile qui n’a su retenir que la négativité du père mort par dérivation de celle du père vivant. Peut-être cette peine s’est-elle soudainement et instantanément extériorisée quand ma conscience s’est posée sur la mort d’un être dont la vie faisait sens et dont la valeur était reconnue. L’inversion disait le sentiment de la perte du maître, mais faisait mourir une seconde fois mon père, cet homme que j’avais enterré dans la négativité. Je vis combien celle-ci était lourde à porter. Elle m’accablait moi-même et dissolvait ma propension vitale.
Si je ne cherchais pas à entretenir la mémoire d’un père, j’entretenais sans le vouloir les images négatives qui inconsciemment constituaient un héritage dont je ne voulais pas, mais qui avaient pris possession de ma chair et de mon sang. Je n’avais pas mesuré le poids de la négativité que je produisais moi-même et dont je chargeais le père mort. Néanmoins, tout se passait comme si ce père voulait me dire quelque chose à travers l’image triomphante du savant et la pérennité de la valeur de celui-ci par-delà la mort. Et il était bien vrai que j’étais plus enclin à écouter le père symbolique que le géniteur de sorte que le savant devînt le médiateur par lequel quelque chose devait m’être transmis.Cette manière de penser la relation entre le géniteur et le savant était inattendue, paradoxale, peut-être même entachée, en apparence, de déraison, mais j’étais disposé à pénétrer dans l’espace du symbolique en me défaisant d’habitudes mentales qui n’auraient plus d’autre fonction que de me maintenir dans un état insatisfaisant au regard de l’équilibre intérieur et au regard de la connaissance elle-même. Je vins à cette intuition décisive : l’inscription du géniteur dans la négativité est le fait même qui conduit à la projection symbolique d’un père sous la figure du maître. A partir de là, quelque chose pouvait s’ouvrir. Je pouvais comprendre ce que signifie pour le père symbolique de prendre la place du géniteur duquel une conscience limitée n’a pu recevoir l’objet de la transmission. Et il me fallait m’avancer vers cette vérité incongrue : le noyau séminal que j’ai hérité de l’anthropologie structurale n’est autre celui que le père m’aurait transmis s’il j’avais été capable de le recevoir de lui. Mais finalement, la transmission a été effectuée par une discrète médiation et la conscience est entrée dans la danse de la vie. Je n’ignore pas que cet esprit a été transmis à toute une génération, mais il m’a été transmis tel que je l’ai reçu et je doute que deux personnes au monde l’aient reçu de la même manière.
C’est le moment d’essayer de discerner la nature et les propriétés de l’objet de transmission. Charles Andler a commis une remarquable biographie intellectuelle. Considérant ce qu’un créateur comme Nietzsche a tiré de ses prédécesseurs, il distingue les « renseignements » qui instruisent et les pensées qui servent de « principes constructeurs ». « Les premiers, dit-il, sont utiles à le mieux connaître ; les seconds seuls le font comprendre »[3]. Dans une perspective autobiographique, on se comprend soi-même en prenant conscience des principes directeurs qui étayent sa propre pensée et qui peuvent avoir été, en partie, hérités d’autres penseurs. Nietzsche a écrit : « Quand je parle de Platon, de Pascal, de Spinoza et de Goethe, je sais que leur sang coule dans mes veines ». Sous une forme métaphorique le philosophe signale une parenté intellectuelle. Mais ce qui se transmet, ce sont les principes constructeurs, les fondamentaux, l’objet imaginal ou encore un mythe originaire ou un scénario fondateur.
Il y a un moment où, dans le trajet de chacun, la pensée rencontre une forme qui jette les bases de ce qui s’élabore et deviendra la pensée autonome du sujet. Et c’est ainsi parce que cette forme de pensée est le miroir d’une conscience prenant conscience d’elle-même. C’est l’objet de toutes les biographies ou autobiographies intellectuelles que de narrer ces rencontres fondatrices au cours d’une vie et en particulier la première entre toutes qui impulse de manière décisive une orientation vitale à la pensée. Et c’est un fait que le créateur qui ne craint pas de révéler ce qu’il doit, ni ne cherche à brouiller les pistes de la transmission, celui-là ne manque jamais de rendre hommage à celui ou à celle par qui lui fut donné cette structure nodale de la pensée. Ce que nous respectons en nos maîtres tient dans un noyau symbolique de signification et c’est la structure de cet objet de transmission qui définit la relation de maître à disciple.
La fréquentation constante pendant toutes ces années d’une pensée anthropologique, fut-elle structurale, me l’a rendue familière. C’est avant tout avec une pensée que je suis entré en amitié, à elle que je me suis attaché. Le savant en est, en quelque sorte, devenu le symbole. Cette pensée devint vivante en moi, à travers maints aspects et à cause de son orientation fondamentale qui, encore aujourd’hui, par l’intérêt, le respect et la compassion qu’elle a montré à l’égard des peuples premiers, a placé au niveau de l’universel le symbole du « sauvage » comme le signifiant d’une forme de vie et d’une culture capable d’interroger fondamentalement les nôtres. La force de cet humanisme a renversé la hiérarchie des valeurs de signification entre l’homme de la tribu au cœur des forêts et l’homme de la cité au cœur de l’urbanité et nous laisse regarder avec lucidité notre propre faillite écologique ainsi que la nécessité de notre propre conversion. A partir de ce noyau de pensée, autrement dit, de ses principes, le monde tout entier peut être construit et chacun de ses éléments peut donc entrer dans la signification totale.
Je pense à la manière dont Lévi-Strauss nous a dit la valeur humaine des cultures primitives dont la reconnaissance lui fut transmise par le travail de terrain d’un ethnologue américain. Ne sommes-nous pas sur le lieu de la transmission quand Lévi-Strauss fait l’aveu de la « révélation » qui lui a été faite et que finalement nous recevons en partage ? Il la dit très différente de la pensée qui se transmet par la philosophie. Et d’abord, parce qu’elle est un vécu et par là une libération de la pensée de sa gangue académique. « En fait, dit-il dans Tristes tropiques, la révélation m’est seulement venue vers 1933 ou 1934, à la lecture d’un livre rencontré par hasard et déjà ancien : Primitive Society de Robert H. Lowie. Mais c’est qu’au lieu de notions empruntées à des livres et immédiatement métamorphosées en concepts philosophiques, j’étais confronté à une expérience vécue des sociétés indigènes et dont l’engagement de l’observateur avait préservé la signification. Ma pensée échappait à cette sudation en vase clos en quoi la pratique de la réflexion philosophique la réduisait. Conduite au grand air, elle se sentait rafraîchie d’un souffle nouveau. Comme un citadin lâché dans les montagnes, je m’enivrais d’espace tandis que mon œil ébloui mesurait la richesse et la variété des objets »[4]. Le message se rapporte à l’incorporation de la pensée anthropologique dans l’expérience vécue des cultures autochtones portée dans la signification. Ce point est essentiel car il a trait à la conjonction de la sensibilité et de l’intelligibilité sans laquelle l’ethnologie ressemblerait à une « sudation en vase clos » et l’humanisme qui la fonde à une théorie et non une relation vivante à des hommes et des femmes, à des groupes humains éloignés.
Mais avançons un peu plus loin pour saisir ce que Lévi-Strauss reçoit de Lowie. Il y a, au sein même de l’expérience de terrain, un noyau de signification que Lévi-Strauss trouve chez son prédécesseur. Il en fut profondément marqué. Quel est-il ? Dans le même ouvrage traduit en 1936 sous le titre de Traité de sociologie primitive, on remarque ce passage important que Lévi-Strauss aurait bien pu écrire lui-même et que je cite dans son intégralité. « La science de la société primitive a une valeur éducative qui recommanderait son étude même à ceux qui ne s'intéresseraient pas de prime abord aux phénomènes de l'histoire culturelle. Nous sommes tous nés dans un ensemble d'institutions traditionnelles et de conventions sociales que nous tenons non seulement pour naturel mais encore comme la seule réponse concevable aux nécessités sociales. Lorsque les étrangers n'observent pas les mêmes conventions que nous, nos préjugés nous les font considérer comme nettement inférieurs. Contre ce provincialisme étroit, il n'est pas de meilleur antidote qu'une étude systématique des civilisations étrangères. En nous familiarisant avec les particularités de sociétés diverses, reposant sur des fondements totalement différents de ceux auxquels nous sommes habitués, nous élargirons notre notion des virtualités sociales, de la même manière que l'espace à dimension n élargit la vision du géomètre non euclidien. Nous jugerons alors notre ensemble d'opinions et de coutumes simplement comme l'une des nombreuses variantes possibles; et nous nous enhardirons à les modifier selon nos nouvelles aspirations » [5]. Je tiens qu’un noyau de signification est contenu dans ce passage et que la pensée de Lévi-Strauss s’équilibre autour de ce point.
Dans Tristes tropiques, Lévi-Strauss a recours à une formule semblable à celle de Lowie Comme lui, il souligne l’importance culturelle de la connaissance ethnologique des cultures étrangères et comme lui, il aperçoit qu’une telle connaissance va dans le sens de la liberté et de la créativité de la culture. « Les autres sociétés ne sont peut-être pas meilleures que la nôtre ; même si nous sommes enclins à le croire, dit-il. A les mieux connaître, nous gagnons pourtant un moyen de nous détacher de la nôtre, non point que celle-ci soit absolument ou seule mauvaise, mais parce que c’est la seule dont nous devions nous affranchir (…). Nous nous mettons ainsi en mesure d’aborder la deuxième étape qui consiste, sans rien retenir d’aucune société, à les utiliser toutes pour dégager ces principes de la vie sociale qu’il nous sera possible d’appliquer à la réforme de nos propres mœurs, et non celles des sociétés étrangères : en raison d’un privilège inverse du précédent, c’est la société seule à laquelle nous appartenons que nous sommes en position de transformer sans risquer de la détruire ; car ces changements viennent aussi d’elle, que nous y introduisons » [6]. Nos sociétés peuvent mettre à profit la connaissance ethnographique des cultures exotiques non pas pour les mieux soumettre à nos propres modèles, mais pour nous enhardir à modifier nos coutumes selon nos nouvelles aspirations dit Lowie, pour nous appliquer à la réforme de nos propres mœurs, selon la formule de Lévi-Strauss.
Lowie note que nous avons tendance à dévaluer les cultures étrangères, Lévi-Strauss à sous-estimer la nôtre. Mais l’un et l’autre tiennent qu’en s’ouvrant à la relativité et à la diversité des cultures, l’ethnologie élargit notre sens de la créativité sociale et des virtualités culturelles car en considérant mœurs et coutumes, y compris les nôtres, comme des variantes parmi toutes les variantes possibles, elle nous rend plus apte à connaître celles des sociétés indigènes afin de les respecter et plus aptes à mettre à distance les nôtres afin de les réformer. Tel est, je crois, le noyau de signification qui s’est transmis de Lowie et Lévi-Strauss jusqu’à nous. Nous avons une totalité formée par la diversité des cultures. Chacune d’elle repose sur des fondements qui lui sont propres. Il est possible d’embrasser la totalité tout en comprenant les particularités des unes et des autres. Mais pour cela, l’observateur doit adopter le point de vue de la relativité des cultures. Autrement dit, la diversité culturelle implique le relativisme culturel et ils s’expriment tous deux à travers une figure de la totalité des totalités variantes puisque chaque culture est en soi une totalité.
On comprend qu’une des ambitions de l’anthropologie structurale selon Lévi-Strauss soit d’appréhender la totalité. « Elle voit, dit-il, dans la vie sociale, un système dont tous les aspects sont organiquement liés ». Quel en est le principe constructif ? « Quand l’anthropologue cherche à construire des modèles, précise-t-il, c’est toujours en vue, et avec l’arrière pensée, de découvrir une forme commune aux diverses manifestations de la vie sociale » [7]. Le principe de totalité dans l’anthropologie structurale conduit à la structure de la totalité qui permet l’approche des sociétés humaines et de l’esprit humain. Mais puisque la pensée de la totalité reconnaît une totalité dans ce qui semble élémentaire, la structure de la totalité des totalités variantes est la structure de l’esprit capable de se reconnaître comme objet de transmission.
La pensée de la totalité procède spontanément en découvrant ce qui est commun dans le divers. C’est qu’en effet, pour structurer le divers dans la signification, la pensée produit à la fois des opposés et des analogues et cherche à distinguer, à travers eux, les propriétés communes et par là, des totalités qui les rassemblent. Lorsque des traits communs à tous les éléments ou à toutes les classes, à toutes les natures ou à toutes les espèces sont reconnus, ils le sont comme des universaux de la catégorie aperçue et une totalité émerge. Le propre de l’anthropologie structurale est d’avoir su appréhender la portée constructive et structurante des oppositions binaires, ce qui fait dire à Lévi-Strauss que « ce ne sont pas les ressemblances, mais les différences qui se ressemblent » [8]. Et ce qui nous fait dire que l’anthropologie structurale est la discipline où s’est formée et aiguisé une pensée capable de s’acheminer vers la signification d’analogies différentielles. Ce point est capital car par lui le regard perce l’apparence des oppositions pour saisir des significations plus profondes qui affirment les valeurs de la culture.
Mais il nous faut, ici, faire encore un pas pour rendre plus lisible le sens de la structure de la totalité des totalités variantes car, par son abstraction et sa généralité, cette pensée peut faire obstacle – et d’abord pour nous-mêmes - à la compréhension de la forme d’idéalité qu’elle exprime et de la valeur de l’esprit qu’elle réfléchit. Comme nous l’avons pressenti, la vision du monde et la forme d’idéalité partagée par l’anthropologie structurale dans l’expérience humaine engagée avec l’autre des sociétés dites primitives n’est autre que l’humanisme. Nous pouvons partir du constat que le sens de l’humanisme se rattache à la pensée de la totalité puisque l’humanité intègre tous les êtres et tous les groupes qui partagent la condition humaine. La diversité ethnique et culturelle est donc une donnée qui implique la recherche et donc la conscience des universaux qui accomplissent et signifient l’appartenance à la communauté humaine. Comme toute totalité, l’humanisme fait intervenir ce qui est commun à tous les êtres quelles que soit l’ethnie de référence ou la culture d’appartenance. Quand Lévi-Strauss se penche sur la pensée symbolique et en l’occurrence sur les mythes qui en sont la manifestation, il ne se départit pas de la vision de la totalité. Lévi-Strauss affirmait que la signification d’un mythe était la configuration dans laquelle celle-ci s’articulait à tous les mythes possibles dans cette structure. Là aussi, il ne dessine pas autre chose que la totalité variante comme structure universelle de la pensée symbolique.
De même que la totalité variante représente une pensée ouverte relativement à la totalité uniforme qui représente une pensée close, de même l’humanisme s’oppose à l’ethnocentrisme. J’insiste sur cette qualification de la pensée. On peut la comprendre en se référant au philosophe qui oppose « société close » et « société ouverte » et s’inspirait de Paul Ricœur [9]. Henri Bergson dit en effet : « De la société close à la société, de la cité à l’humanité, on ne passera jamais par voie d’élargissement : elles ne sont pas de même essence. La société ouverte est celle qui embrasserait en principe l’humanité entière » [10]. Affirmer que l’opposition est d’essence revient à dire qu’elle relève essentiellement de la pensée. Lévi-Strauss est un lecteur de Bergson. Il ne peut pas ne pas avoir rencontré une opposition qui a pu influencer ou confirmer sa vision de la structure de totalité variante. Ainsi, je dirais que la totalité variante est la pensée d’une totalité ouverte et inclusive capable d’embrasser l’humanité toute entière par opposition à la totalité uniforme, close et exclusive qui tend à imposer le particulier comme universel.
Si la pensée humaniste avec sa conception propre de l’homme est ce qui m’est transmis dans sa forme idéo-normative et sa forme structurale, il reste à découvrir le schème qui définit une propriété commune à tous les hommes dans tous les groupes humains, c'est-à-dire une propriété universelle susceptible d’être représentée comme une aptitude significative de l’expérience et une valeur vitale pouvant avoir le caractère d’un avantage sélectif dans la condition humaine. Comme nous l’avons vu, la structure du noyau signifiant de l’humanisme est une totalité variante, ouverte et inclusive. Mais en terme de relation humaine ce trait est exprimé par l’empathie, c'est-à-dire la capacité à ressentir les états émotionnels de l’autre et en particulier sa souffrance physique ou psychique, par la sociabilité native. J’exprime cela en parlant de l’aptitude à éprouver un sentiment originaire de socialité devant ses semblables. La sociabilité est ce qui découle de l’empathie. Il s’agit là d’un trait universel partagé par tous les humains et dans tous les groupes humains, d’une disposition plus ou moins développée, parfois occultée ou abîmée, mais toujours présente.
Lévi-Strauss a donc transmis par la pensée une disposition décisive qui permet aux humains de faire société, de jouir de cette expérience de la relation, de coopérer et de se soutenir mutuellement, de contribuer collectivement au développement de chacun et de tous. Mais il l’a reçue lui-même, non seulement de Lowie, mais aussi de Rousseau qui a aperçu la bonté native du sauvage dans l’état de nature comme une métaphore de la socialité dans l’universel humain. Voici ce qu’il dit : « S’il est possible de croire qu’avec l’apparition de la société se soit produit un triple passage, de la nature à la culture, du sentiment à la connaissance, de l’animalité à l’humanité, ce ne peut-être qu’en attribuant à l’homme, et déjà dans sa condition primitive, une faculté essentielle qui le pousse à franchir ces trois obstacles ; qui possède, par conséquent, à titre originel et de façon immédiate, des attributs contradictoires sinon, précisément en elle ; qui soit, tout à la fois naturelle et culturelle, affective et rationnelle, animale et humaine ; et qui, à condition seulement de devenir consciente, puisse se convertir d’un plan sur l’autre plan. Cette faculté, Rousseau n’a cessé de le répéter, c’est la pitié, découlant de l’identification à un autrui qui n’est pas seulement un parent, un proche, un compatriote, mais un homme quelconque du moment qu’il est homme, bien plus : un être vivant quelconque du moment qu’il est vivant » [11]. Qu’on l’appelle, pitié, compassion ou sentiment originaire de socialité, cette faculté doit être consciente de son caractère originel et par là de son universalité pour devenir ce qu’elle est et servir l’humanité toute entière.
En 1949, lors de la parution des Structures élémentaires de la parenté, Simone de Beauvoir fit un compte rendu pour les Temps moderne. « Lévi-Strauss s’est interdit de s’aventurer sur le terrain philosophique, écrivit-elle, il ne se départit jamais d’une rigoureuse objectivité scientifique ; mais sa pensée s’inscrit évidemment dans le grand courant humaniste qui considère l’existence humaine comme apportant avec soi sa propre raison » [12]. En dépit de la technicité de cette œuvre scientifique, la pensée sous-jacente au travail ne lui a pas échappée. Néanmoins, l’humanisme de Lévi-Strauss n’était pas l’humanisme d’un philosophe, mais celui d’un anthropologue. L’anthropologie structurale a profondément transformé le visage de l’humanisme dans un sens qui rompt totalement avec l’anthropocentrisme encore présent en lui. Elle participe de l’avènement d’un humanisme ethnologique qui va à la rencontre de sociétés sans écriture et qui de fait ne peut que s’attacher à toutes les nuances de la vie psychique des indigènes. « En cherchant son inspiration au sein des sociétés les plus humbles et les plus méprisées, elle proclame que rien d’humain ne saurait être étranger à l’homme, et fonde ainsi un humanisme démocratique qui s’oppose à ceux qui précédèrent : crées pour des privilégiés, à partir de civilisations privilégiées. Et en mobilisant des méthodes et des techniques empruntées à toutes les sciences pour les faire servir à la connaissance de l’homme, elle appelle à la réconciliation de l’homme et de la nature, dans un humanisme généralisé » [13]. Une ethnologie humaniste ne peut que s’intégrer dans une anthropologie humaniste et celle-ci inclut en esprit l’humanité toute entière. L’anthropologie humaniste est peut-être la forme gnoséologique que prend l’humanisme en tant que tel.
En s’inspirant de Rousseau dont il hérite, Lévi-Strauss formule avec clarté toutes les prémisses qui conduisent à une perte sensible au niveau collectif du sentiment d’humanité. Pour Lévi-Strauss, la coupure de l’homme et de la nature a affaibli et fait disparaître l’empathie avec les natures non-humaines de sorte que dans cette faille, l’empathie qui rattache l’homme à ses semblables s’est effondrée et qu’une part de l’humanité a été rejetée dans l’animalité tandis que l’humanisme fut réservé à quelques uns et pratiqué entre soi. C’est ce que nous appellerions l’humanisme des totalités uniformes, closes et exclusives. « On a commencé par couper l’homme de la nature, écrit-il, et par le constituer en règne souverain ; on a cru ainsi effacer son caractère le plus irrécusable, à savoir qu’il est d’abord un être vivant. Et, en restant aveugle à cette propriété commune, on a donné champ libre à tous les abus. Jamais mieux qu’au terme des quatre derniers siècles de son histoire, l’homme occidental ne put comprendre qu’en s’arrogeant le droit de séparer radicalement l’humanité de l’animalité, en accordant à l’une tout ce qu’il retirait à l’autre, il ouvrait un cycle maudit, et que la même frontière, constamment reculée, servirait à écarter des hommes d’autres hommes, et à revendiquer, au profit de minorités toujours plus restreintes, le privilège d’un humanisme, corrompu aussitôt né pour avoir emprunté à l’amour-propre son principe et sa notion » [14].
Dans ce nouvel humanisme, on s’en est rendu compte, la totalité variante s’élargit au-delà du monde humain au monde non-humain, à tous les êtres vivants, par une identification généralisée aux animaux et aux végétaux. Mais c’est à l’homme qu’il appartient de ressentir de l’empathie pour les plantes et les bêtes et l’empathie est synonyme d’identification. Lévi-Strauss avec Rousseau refuse d’accorder une « transcendance » à la nature humaine devant les autres natures et d’opposer humain et non-humain. « L’appréhension globale des hommes et des animaux comme des êtres sensibles, en quoi consiste l’identification, précède la conscience des oppositions : d’abord entre des propriétés communes ; et ensuite, seulement, entre humain et non humain » [15]. L’aptitude à s’identifier aux natures animales et végétales ouvre l’humanité sur une nouvelle conception des relations entre l’homme et la nature. Pour que l’homme retrouve le sens de l’humanité, il est donc indispensable qu’il puisse voir dans la plus humble créature, son semblable. « Loin de s’offrir à l’homme comme un refuge nostalgique, l’identification à toutes les formes de vie, en commençant par les plus humbles, propose donc à l’humanité d’aujourd’hui, par la voix de Rousseau, le principe de toute sagesse et de toute action collectives » [16].
L’humanisme est la conscience que l’existence humaine s’associe avec toutes les natures non-humaines pour manifester la valeur immanente de la vie, la comprendre par les ressources de l’esprit humain et rechercher son épanouissement dans le sentiment de son unité et de sa totalité. Pas plus qu’il n’est tentée par sa déification, l’humanisme ne fait de l’homme une valeur suprême. Il l’incline à traiter les autres natures avec humanité et compassion sachant qu’il procède de la même origine et qu’il partage la même condition au regard de la vie. Cette manière de penser l’homme dans la nature et dans sa nature révèle les grandeurs et les faillites des cultures humaines. Elle ouvre sur un monde où la socialité et solidarité sont à la fois intraspécifique et interspécifique.
Les mécanismes qui commandent la nature et le rapport à l’objet de transmission sont pour une grande part inconscients, mais la part consciente est ce qui m’a enjoint à accepter cet objet. Je peux dire pourquoi l’anthropologie structurale m’a inspiré, mais ces raisons sont pour ainsi dire décidées a posteriori. En vérité, le subconscient est l’instance qui a sélectionné l’homme et l’œuvre et qui m’amena par les ressorts subtils d’une motivation discrète et voilée vers les significations qui emportent l’adhésion. Les idéaux de socialité prescrits par les institutions culturelles n’aurait pu me parler avec la force nécessaire pour s’inscrire véritablement en moi car mon histoire personnelle me poussait à mettre à distance toute normalité excessive et envahissante. La défiance qui, en mon fort intérieur, frappait l’autorité normative grevait cette forme de transmission culturelle. Je devais être appelé à recourir à une toute autre forme de transmission. Celle-ci devait ménager mon sentiment de liberté et peut-être même me donner l’illusion d’un choix quant à la nature de cet objet. Car, en effet, je pouvais dire « oui » à cet objet, y consentir ou le refuser, mais non le choisir parmi des objets multiples. C’était l’esprit de la socialité qui m’était destinée et c’est lui qui vint à moi à travers un anthropologue qui marqua son époque et qui au moment de sa mort me rendit conscient de l’héritage qu’il me laissa en propre. Le lien d’âme qui se tissa au fil des lectures et des réflexions a circonscrit l’objet de transmission et pouvait seul me le faire aimer.
Sans doute la conscience douloureuse que Lévi-Strauss avait du mépris que l’Occident réservait aux sociétés dites primitives et à l’iniquité de la domination et des violences exercées sur des peuples lointains au nom de la race et de la civilisation, ne pouvait pas ne pas entrer symboliquement en résonance avec le sentiment que j’avais d’une coupure originelle avec moi-même et avec les autres, coupure infligée par mon histoire personnelle et qui infléchissait ma sociabilité vers un sentiment d’insécurité dans le groupe, un retrait hors du monde et un confinement dans une solitude contrariée et trop lourde à porter. Il y a là quelque chose d’une motivation par les commencements malheureux vers où se porte la conscience. Mais rien ne peut empêcher cette autre expérience de compter qui se fonde sur les aboutissements heureux. Et aucune vision anthropologique ne me rendait, en effet, plus heureux que celle qui me montrait les amérindiens reconnus dans leur culture, leur langue, leur art, leur mode de vie et leur être même. La réalité était plus déprimante, mais du moins je n’étais ni négateur, ni indifférent. Je savais alors qu’une pensée m’avait rendu meilleur en m’ouvrant l’esprit et le cœur. Lorsque je pris conscience de la portée d’une vision qui élargissait le sentiment de socialité et la compassion à la relation avec tout le vivant, je compris que l’ouverture de l’esprit et du cœur n’avait pas de limite et pouvait s’étendre au non vivant jusqu’aux confins du cosmos. Cela même m’étais transmis puisque je le comprenais. Et ainsi, la pensée de la totalité variante pouvait contenir tout ce qui existe et même tout le cosmos.
Le sentiment originaire de socialité que l’anthropologie structurale à mis en exergue avec l’échange, la réciprocité et le don est, avec le sentiment de participation à la nature, l’expression la plus transparente du lien sensible à l’unité et à la totalité de la vie. La bonté native et le lien à la nature que savait vivre Jean Jacques Rousseau, Lévi-Strauss les a rencontrés dans son expérience d’ethnologue et en a fait des motifs vivants de sa propre pensée. A tous deux, ils résument quelles relations à l’autre et au monde l’humanisme avait a offrir. C’est pourquoi, Lévi-Strauss a tenu expressément à rendre hommage à Rousseau qu’il a considéré comme le fondateur de l’ethnologie. « Rousseau, écrit-il, ne s’est pas borné à prévoir l’ethnologie, il l’a fondée. D’abord de façon pratique, en écrivant ce Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes qui pose le problème des rapports entre la nature et la culture et où l’on peut voir le premier traité d’ethnologie générale ; et ensuite, sur le plan théorique, en distinguant, avec une clarté et une concision admirables, l’objet propre de l’ethnologie de celui du moraliste et de l’historien. « Quand on veut étudier les hommes, il faut regarder près de soi, mais pour étudier l’homme, il faut apprendre à porter sa vue au loin ; il faut d’abord observer les différences pour découvrir les propriétés » (Essai sur l’origine des langues, chap. VIII) » [17].
Le lien d’âme qui reliait Claude Lévi-Strauss à Jean-Jacques Rousseau a été inspiré par une logique subconsciente de la transmission semblable à celle qui m’a relié à l’anthropologue. Son biographe note que « lorsqu’on lit Lévi-Strauss, on relit, parfois sans le savoir (…) du Rousseau. Ce n’est pas du plagiat ; c’est de l’imprégnation profonde » [18]. L’usage qu’elle fait du terme « imprégnation » qui, en éthologie, désigne un attachement précoce à l’adulte présent est intéressant. Néanmoins, l’autrice ne met rien en évidence qui pourrait nous donner à comprendre le besoin chez lui d’une socialité rousseauiste. Elle note cependant qu’à 10 ans l’enfant était « un garçon solitaire, d’allure hautaine, orgueilleuse et jaloux de son indépendance » [19]. Et Lévi-Strauss a raconté lui-même qu’à cet âge, un garçon l’avait abordé à l’école en lui faisant l’aveu qu’un professeur lui avait demandé de jouer avec lui : ils devinrent amis. Rien qui ne permette d’inférer quoi que ce soit. Apprécions seulement la relation entre la problématique de la sociabilité et le devenir d’un enfant solitaire et passons puisque je puis savoir plus de choses sur moi-même qu’un biographe sur un savant et que c’est le sens de ma propre « imprégnation » qu’il s’agissait d’examiner.
A regarder les choses sans focaliser sur mon expérience subjective de la transmission, il apparaîtra assez vite que toute personne en recherche entre en relation avec des créateurs qui sont pour lui des référents, des maîtres, des sages, des guides ou des mentors. Dans un premier temps, l’objet problématique de ce chercheur semble être l’objet de transmission lui-même. Cela signifie que toute recherche personnelle pourrait commencer par l’élucidation de l’objet de transmission comme si la création d’une parenté symbolique était incontournable et que tout chercheur avait quelque chose à réparer dans ce qui lui a été transmis. Ainsi est-il appelé à porter sa conscience sur l’esprit qu’il reçoit pour le faire sien et l’assimiler dans son orientation vitale. Par la suite et à partir de l’héritage reçu et accepté, l’objet propre de recherche sera complété par de nouveaux traits, de nouvelles ressources, pour devenir à terme et progressivement, l’objet à transmettre à de futurs chercheurs.
En fait, la seule conscience de ce qui se joue dans la pensée d’un objet de transmission apporté comme dans un héritage génétique par un penseur ayant le titre d’un parent symbolique, cette seule conscience a le pouvoir de générer un sentiment de liberté. Mais qu’est-ce qui se libère, sinon le sentiment de socialité blessé, limité et contraint ? Le sentiment de liberté est en réalité un sentiment de libération. La pensée qui est faite pour vous et que vous attendez depuis toujours a le pouvoir de vous libérer. Avec la totalité variante la diversité s’affirme, mais demeure structuré dans le tout. Elle ne peut donc convoquer ou faire craindre le chaos. La potentialité des investissements est recouvrée, la pluralité des valeurs acceptée, la diversité des mondes reconnu. On se souvient du sentiment de liberté exprimé par Lévi-Strauss à la découverte de l’ethnologie de terrain, de l’expérience du contact humain avec les indigènes et de la multiplicité des objets de connaissance. Il dit échapper à la « sudation en vase clos » à laquelle confinait la philosophie. C’est qu’il se tient dans une totalité ouverte et inclusive.
Le sens de la liberté qui transite dans la pensée de la diversité et de la relativité des formes dans la totalité n’a rien qui ressemble à une pure abstraction. Aussi bien, la pensée humaniste n’est pas une pure production rationnelle de l’intellect, elle repose sur un sentiment originaire de socialité qui est sa forme de sensibilité à l’égard du semblable. Cette signification est inscrite dans l’intelligibilité comme dans la sensibilité humaine, dans la réalité biopsychique comme dans la réalité socioculturelle. Elle est la forme de la vie. C’est pourquoi nous pouvons encore accéder à une compréhension plus profonde du sentiment de liberté qui nous rattache à la pensée de l’anthropologue lorsque nous la regardons comme une expression puissante de l’amour de la vie. Le sens de la liberté et l’amour de la vie se confondent. Aussi, n’aimons-nous rien mieux qu’une vie libre et le mouvement même de sa libération que la pensée symbolique médiatise dans la représentation.
Comment sentez-vous maintenant l’idée ainsi énoncée ? L’humanisme est une structure : celle de la totalité variante, ouverte et inclusive. Vous avez compris que cette structure est imaginale. Car dès qu’elle a été emportée dans la signification par la pensée symbolique, elle vit une vie qui n’a plus rien à voir avec le formalisme du concept. Elle semble plus dense, plus stable, plus précise en ses contours qu’une image symbolique. Peut-être l’est-elle, en effet, et suffisamment pour être contemplée ? Si les pensées de Lévi-Strauss ont un sens pour vous, l’objet imaginal de sa transmission aura aussi toutes les chances de le mettre en lumière. La symbolique de l’hérédité du géniteur et de la paternité spirituelle doit être prise au sérieux et suivie comme une métaphore filée. Si ma conscience n’avait pas relevé que le noyau de la pensée de Lévi-Strauss était l’objet d’une transmission culturelle dont j’étais le bénéficiaire et qui devait être symbolisée dans le registre génétique, je n’aurais certainement pas aperçu que le transmission problématique était celle du géniteur.
Il est temps pour moi d’exprimer comment je me sens maintenant devant cette autre idée énoncée comme suit : un anthropologue de haute renommée m’a transmis ce que j’aurais du recevoir du géniteur, c'est-à-dire le sens et le sentiment originaire de la socialité comme universel humain. Ce qui vient du géniteur relève proprement de la transmission génétique. Est-ce si étonnant que la transmission culturelle réalisée à mon bénéfice par un anthropologue se soit présentée à moi sous une symbolique paternelle de l’engendrement ? La pensée symbolique a précisément cette fonction de suppléer la transmission génétique quand l’objet exprimé l’a été insuffisamment ou a été réduit au silence par l’expérience traumatique du sujet. Elle désigne l’objet idéel comme symbole de l’objet génétique. Mobilisée par l’expérience culturelle de l’établissement d’une affinité avec un maître, la pensée symbolique peut réaliser ce que la méconnaissance de sa nature lui dénie : revenir sur l’expression d’un trait tel que le sentiment de socialité.
Quand, du point de vue de la transmission, je pense à la valeur d’une pensée telle que l’humanisme, c'est-à-dire avec un sentiment de gratitude pour le donateur et de joie pour le don reçu, l’énergie se mobilise en se dirigeant soit vers le lieu neuronal de cette transmission, soit vers son lieu génétique, au sein de la biopsyché. Quoiqu’imprécise et quasi métaphysique, cette formulation est suffisante pour la distinction qui nous intéresse. Elle laisse libre la signification de se déplacer et de s’installer provisoirement ou durablement là où elle doit opérer. Ainsi, la structure imaginale de la totalité ouverte et inclusive que la pensée symbolique détecte à l’intérieur même de la discursivité de la pensée logique sert de modèle pour réguler la connexion et la synchronisation des neurones miroirs avec les autres neurones en vue d’une restructuration de l’aptitude du sujet à la sociabilité. Nous sommes ici dans une configuration où la transmission culturelle prend le pas sur la transmission génétique qui l’a précédée. Celle-ci s’est avérée insuffisante ou a été déviée. Les déboires de l’histoire personnelle ont pu être à l’origine de visions pessimistes ou rebelles qui ont restreint le champ de la sociabilité du sujet. C’est pourquoi un travail de restauration peut se mettre spontanément en œuvre quand le sujet est prêt. Il n’en reste pas moins que le sentiment de socialité était là, à l’origine. D’où cette impression que la pensée positive qui vient le réparer n’est pas inconnue, l’intuition qui nous dit que quiconque ne saurait la recevoir si elle n’est déjà en lui.
On voit donc que l’opposition entre la transmission génétique et la transmission culturelle d’un universel humain traduit une coopération de certaines fonctions biopsychiques et bioculturelles pour réaliser un équilibre vital pour peu que le sujet aspire au plus profond de lui-même à un tel équilibre et que la société ne le lui interdise pas. Mais la culture et l’esprit a peut-être pris une part prépondérante dans cet équilibration. Réfléchissant au niveau des collectivités, Lévi-Strauss a anticipé ce qui pourrait se passer à l’échelle de l’individu lorsqu’il écrit : « Les formes de culture qu’adoptent ici ou là les hommes, écrit-il, leurs façons de vivre telles qu’elles ont prévalu dans le passé ou prévalent encore dans le présent, déterminent le rythme et l’orientation de leur évolution biologique bien plus que ceux-ci ne sont déterminés par elles. Loin, donc, qu’il faille se demander si la culture est ou non fonction de facteurs génétiques, c’est la sélection de ces facteurs, leur dosage relatif et leurs arrangements réciproques qui sont un effet parmi d’autres de la culture » [20]. Je pourrais dire, en suivant sa vision, que compte tenu de la place que lui a donné la culture, la pensée symbolique est en mesure de doser la part neuronale et la part génétique dans la formation des équilibres biopsychiques.
La question de la transmission que nous avons considérée en nous interrogeant sur la signification personnelle d’une anecdote m’a permis de regarder avec plus de compréhension, de confiance et de résolution que dans le passé les fondements de mon orientation personnelle et sociétale. Le prétexte avait son importance. La part sensible qui s’exprime dans l’expérience de la perte d’un maître projeté comme un père symbolique et ainsi installé dans la sphère du proche et du familier, cette part là révèle combien est profond et crucial le lien qui se noue dans la transmission d’une fonction vitale telle que la sociabilité. Elle n’est pas en effet un épiphénomène ou une insignifiance émotionnelle. Car la pensée symbolique se trouve dans la nécessité fonctionnelle d’ancrer l’objet de transmission dans la sensibilité pour que s’éveille dans le sujet une sociabilité ouverte à la pitié, à la compassion.
Cette compréhension a un effet de réassurance positive car lorsque la porte de la sensibilité doit être ouverte les émotions peuvent dépasser leur moment décepteur et atteindre leur vérité. La réconciliation du sensible et de l’intelligible qui faisait partie du projet de Lévi-Strauss appelle, en esprit, la rencontre du corps et de l’esprit, de la nature et de la culture et en même temps un monde de plus en plus présent où les universaux tels que la sociabilité et la cognition montrent des traits d’ouverture et d’inclusivité et s’avèrent plus rapidement forgés par la culture que par la biologie. Sur cette problématique Lévi-Strauss a proposé une réponse qui nous laisse plein d’espoir : « Nous ne devons jamais oublier que si, à l’origine de l’humanité, l’évolution biologique a pu sélectionner des traits préculturels tels que la station debout, l’adresse manuelle, la sociabilité, la pensée symbolique, l’aptitude à vocaliser et à communiquer, très vite le déterminisme s’est mis à fonctionner, en sens inverse. […] Les généticiens savent bien que chaque culture, avec ses contraintes physiologiques et techniques, ses règles de mariage, ses valeurs morales et esthétiques, sa disposition plus ou moins grande à accueillir des immigrants, exerce sur ses membres une pression de sélection beaucoup plus vive, et dont les effets se font aussi plus rapidement sentir que la lente évolution biologique » [21].
Le chemin de la compréhension du sens de la transmission culturelle s’éclaire à la lumière des universaux de la pensée et de la vie. La progression n’est pas aisée car les significations biopsychiques ultimes des notions d’universaux, d’héritage culturel, d’objet de transmission, de filiation symbolique, de visions idéo-normatives restent pour une grande part méconnues. Toutes ces notions ont un retentissement profond sur la psyché individuelle que l’on mesure mal. La coupure encore sensible entre la vie psychique et la vie sociale transforme en gageure l’examen de l’impact symbolique des théories sociales et anthropologiques sur la psyché individuelle. Mais le chemin est aussi exigeant qu’exaltant. Il vaut par la grâce de la vie et pour elle d’être suivi avec une vive intelligence et une vraie liberté puisqu’il ne s’arrête jamais et parce qu’il est conforme à la plus haute intuition de la vie de tendre notre conscience vers sa pleine manifestation et de se mettre en route. Dans la deuxième partie de cette enquête, nous examinerons comment un concept anthropologique peut être détourné de son domaine pour servir une visée thérapeutique tout en contribuant à la connaissance de la fonction symbolique.
Ce travail a opéré sans déclaration tonitruante sur le paradigme structural car il passait par la compréhension d’un être singulier et de sa pensée. Tel est ce chemin de la connaissance qui cherche à accéder au sens profondément humain des opérations logiques de l’intellect et jusqu’aux plus sophistiquées d’entre elles. J’ai trouvé dans l’œuvre de Lévi-Strauss les grandes visions et les éléments de compréhension qui m’ont amené aux médiations capables de faire advenir un peu plus de conscience. Et c’est étonnamment le concept de structure en anthropologie qui a conduit la connaissance au point où une conscience peut accueillir l’intuition du profond ancrage dans la sensibilité de la fonction symbolique. Car la pensée symbolique était le véritable objet de cette anthropologie que Lévi-Strauss appelait de ces vœux, à savoir « une connaissance de l’homme associant diverses méthodes et diverses disciplines, et qui nous révèlera un jour les secrets ressorts qui meuvent cet hôte, présent sans avoir été conviés à nos débats : l’esprit humain » [1]. Mon propos est, ici, de dire les circonstances qui ont présidé à une prise de conscience de ma propre évolution de l’esprit et de considérer comment certaines formes de pensées peuvent susciter des transformations profondes de votre vision de l’être au monde et du monde.
Il y eut un évènement qui précipita la réflexion en me poussant à questionner ce que représentaient subjectivement pour moi, les formes les plus signifiantes de la structure en anthropologie et qui, d’une manière inattendue, déboucha sur une approche psychothérapeutique de mon propre vécu. Je me trouvais dans le métro parisien, lorsque je découvris dans un ces journaux gratuits que l’on saisit au vol et en passant, un article nécrologique. J’étais assis à une banquette et je me mis machinalement à le lire. Il annonçait la mort de l’éminent anthropologue Claude Lévi-Strauss qui survint le 30 juin 2009. Je fus stupéfait. Une peine profonde déborda et je ne pus retenir un immense sanglot. J’esquissai intérieurement le geste de le retenir, mais il se délivra sans retenue. Frappé à la fois par la fatale circonstance et par mon propre étonnement devant l’imprévisibilité de l’épanchement, je ne retins pas non plus le flot de larmes qui s’en suivit tandis que je voyais au ralenti et dans une extrême confusion le regard interloqué des personnes assises en face de moi. En fait, l’émotion me prit par surprise et l’étonnement fut sans doute plus grand chez moi-même que chez les voyageurs qui assistèrent à la scène sans pouvoir en discerner le sens. Rien dans ma conscience ne me permettait d’anticiper cette manière soudaine d’être affecté par la mort du savant. Or, j’avais été touché comme je l’eusse été par l’annonce de la mort d’un parent et d’un proche.
C’est sur le coup de cette circonstance que j’ouvris ce blog intitulé « La pensée symbolique » en hommage à l’anthropologue et commençai à écrire quelques petits textes que je dédiai à sa mémoire comme autant de fleurs déposées sur sa tombe. Ce moment me fit comprendre que, par la grâce du symbole, la pensée avait en plus d’un sens, une chair qui en révélait la signification la plus profonde. Je me trouvais à une étape particulière d’une trajectoire thérapeutique où mes rêves et les mythes personnels témoignaient une intense activité de la pensée symbolique. Progressivement, je pris conscience que ces productions symboliques portaient la mémoire de la conception et de la naissance et je me mis à lire les Mythologiques de Lévi-Strauss avec ce regard nouveau. La perte du savant me relia ainsi plus fortement que jamais à la compréhension de l’homme qui se joue dans la pensée anthropologique. L’intérêt que cette discipline portait au matériau symbolique, aux récits mythiques, aux rituels, aux objets sacrés, la prédisposait à saisir dans sa quête des universaux ce qui se transmet de la vie à travers les formes de la vie culturelle.
L’épisode du métro préfiguraient des transformations intérieures résultant d’une longue régression de ma psyché vers les évènements de ma vie prénatale. Cela se manifestait par une montée sensible de la sensibilité et je sus plus tard que cela devait passer par la reviviscence imprévisible de ce que j’appelais les « douleurs primordiales », je veux parler de ces crises émotionnelles qui secouent périodiquement l’être qui s’est engagé, par un mouvement insu de la pensée symbolique, dans un tel processus. Toute la vie est alors impactée par ce travail silencieux où les sources traumatiques inconscientes de notre vie actuelle nous sont peu à peu révélées. J’étais déjà pris dans un processus de régression, mais je ne le savais pas. Dans un premier temps, j’imaginai que ma vision du monde se transformait par pans entiers et intégrait progressivement des éléments de l’anthropologie structurale à une anthropologie spontanée qui portait en elle la marque des blessures d’enfance. Dans mon esprit, l’affleurement de la sensibilité devait être la conséquence des déplacements des plaques tectoniques de ma conscience psychologique.
Mon attention avait été attirée sur le lien mystérieux qui existe entre un être et un penseur qui lui a transmis les fondamentaux d’une connaissance. C’est une expérience que devaient partager, pensais-je, ceux qui ont reçu d’un aîné un don immatériel constitué de formes idéelles. Et ce devait être une des incidences du rapport de maître à disciple. Le fait de mettre un peu plus de lumière sur la nature et valeur de ce qui est transmis, le fait de chercher à comprendre ce qui se joue là et de le rendre à la conscience n’était sans doute pas sans rapport avec cette curiosité qui nous pousse à connaître et à reconnaître nos origines et qui nous conduit d’autant plus instamment dans la direction d’une symbolique génésique que nous nous en sommes détournés. Il y a là comme un instinct du connaître qui est fort semblable à celui qui nous fait découvrir un ancêtre fondateur et avec lui un mythe fondateur, c'est-à-dire un récit des origines sur lequel la vie même se construit comme sur son fondement.
L’image que le fondateur de l’anthropologie structurale nous a tendu était incontestablement celle d’un maître. Mais ma relation au savant ne me paraissait pas être celle d’un disciple. Elle était dépourvue de toutes les marques d’autorité et d’obédience, de tous ces échanges qui confortent ou renforcent les positions respectives dans les institutions académiques. Elle était purement idéelle. Cet homme, je ne l’ai rencontré qu’à travers ses livres. Françoise Waquet qui a étudié la relation maître/disciple souligne qu’au-delà de cette gestion concrète des statuts, il peut s’éprouver, suivant l’expression de Marcel Mauss, « un lien d’âme » fait d’attachement, d’amitié, de fidélité [2]. L’écho produit en moi par l’œuvre de Lévi-Strauss, a suscité et fait grandir un « lien d’âme » avec le savant. Mais Françoise Waquet note encore que la relation maître/disciple peut alléguer une sorte de parenté choisie sur le modèle père/fils, grand-père/petit-fils. Qu’est-ce qui a pu projeté le maître dans le statut du père symbolique ? En suivant les images de la relation maître/disciple, la chercheuse a pu montrer ceci : plus qu’une parenté de substitution, cette relation ressortit à une véritable procréation. Le maître est le « père selon l’esprit », il « engendre un esprit ». A l’origine, l’esprit est une « graine », une « semence » jetée dans une terre féconde… Quels sont les attributs susceptibles de prendre sens chez un disciple pour être érigé dans le symbole ?
Je ne récusais pas la relation symbolique au père à travers le maître. L’interprétation venait spontanément à moi. Peut-être me mettait-elle en contact avec la mort du géniteur, vraisemblablement avec un deuil mal fait, ce qui signifie non réalisé. Le lien d’âme qui m’attachait au maître en a fait un père symbolique et sa mort a pu creuser à nouveau, sans que je le sache, la tombe paternelle en me révélant que la conscience de la mort de mon propre père n’avait pas été réelle : la douleur de la perte avait été recouverte par le déni et par une conscience infantile qui n’a su retenir que la négativité du père mort par dérivation de celle du père vivant. Peut-être cette peine s’est-elle soudainement et instantanément extériorisée quand ma conscience s’est posée sur la mort d’un être dont la vie faisait sens et dont la valeur était reconnue. L’inversion disait le sentiment de la perte du maître, mais faisait mourir une seconde fois mon père, cet homme que j’avais enterré dans la négativité. Je vis combien celle-ci était lourde à porter. Elle m’accablait moi-même et dissolvait ma propension vitale.
Si je ne cherchais pas à entretenir la mémoire d’un père, j’entretenais sans le vouloir les images négatives qui inconsciemment constituaient un héritage dont je ne voulais pas, mais qui avaient pris possession de ma chair et de mon sang. Je n’avais pas mesuré le poids de la négativité que je produisais moi-même et dont je chargeais le père mort. Néanmoins, tout se passait comme si ce père voulait me dire quelque chose à travers l’image triomphante du savant et la pérennité de la valeur de celui-ci par-delà la mort. Et il était bien vrai que j’étais plus enclin à écouter le père symbolique que le géniteur de sorte que le savant devînt le médiateur par lequel quelque chose devait m’être transmis.Cette manière de penser la relation entre le géniteur et le savant était inattendue, paradoxale, peut-être même entachée, en apparence, de déraison, mais j’étais disposé à pénétrer dans l’espace du symbolique en me défaisant d’habitudes mentales qui n’auraient plus d’autre fonction que de me maintenir dans un état insatisfaisant au regard de l’équilibre intérieur et au regard de la connaissance elle-même. Je vins à cette intuition décisive : l’inscription du géniteur dans la négativité est le fait même qui conduit à la projection symbolique d’un père sous la figure du maître. A partir de là, quelque chose pouvait s’ouvrir. Je pouvais comprendre ce que signifie pour le père symbolique de prendre la place du géniteur duquel une conscience limitée n’a pu recevoir l’objet de la transmission. Et il me fallait m’avancer vers cette vérité incongrue : le noyau séminal que j’ai hérité de l’anthropologie structurale n’est autre celui que le père m’aurait transmis s’il j’avais été capable de le recevoir de lui. Mais finalement, la transmission a été effectuée par une discrète médiation et la conscience est entrée dans la danse de la vie. Je n’ignore pas que cet esprit a été transmis à toute une génération, mais il m’a été transmis tel que je l’ai reçu et je doute que deux personnes au monde l’aient reçu de la même manière.
C’est le moment d’essayer de discerner la nature et les propriétés de l’objet de transmission. Charles Andler a commis une remarquable biographie intellectuelle. Considérant ce qu’un créateur comme Nietzsche a tiré de ses prédécesseurs, il distingue les « renseignements » qui instruisent et les pensées qui servent de « principes constructeurs ». « Les premiers, dit-il, sont utiles à le mieux connaître ; les seconds seuls le font comprendre »[3]. Dans une perspective autobiographique, on se comprend soi-même en prenant conscience des principes directeurs qui étayent sa propre pensée et qui peuvent avoir été, en partie, hérités d’autres penseurs. Nietzsche a écrit : « Quand je parle de Platon, de Pascal, de Spinoza et de Goethe, je sais que leur sang coule dans mes veines ». Sous une forme métaphorique le philosophe signale une parenté intellectuelle. Mais ce qui se transmet, ce sont les principes constructeurs, les fondamentaux, l’objet imaginal ou encore un mythe originaire ou un scénario fondateur.
Il y a un moment où, dans le trajet de chacun, la pensée rencontre une forme qui jette les bases de ce qui s’élabore et deviendra la pensée autonome du sujet. Et c’est ainsi parce que cette forme de pensée est le miroir d’une conscience prenant conscience d’elle-même. C’est l’objet de toutes les biographies ou autobiographies intellectuelles que de narrer ces rencontres fondatrices au cours d’une vie et en particulier la première entre toutes qui impulse de manière décisive une orientation vitale à la pensée. Et c’est un fait que le créateur qui ne craint pas de révéler ce qu’il doit, ni ne cherche à brouiller les pistes de la transmission, celui-là ne manque jamais de rendre hommage à celui ou à celle par qui lui fut donné cette structure nodale de la pensée. Ce que nous respectons en nos maîtres tient dans un noyau symbolique de signification et c’est la structure de cet objet de transmission qui définit la relation de maître à disciple.
La fréquentation constante pendant toutes ces années d’une pensée anthropologique, fut-elle structurale, me l’a rendue familière. C’est avant tout avec une pensée que je suis entré en amitié, à elle que je me suis attaché. Le savant en est, en quelque sorte, devenu le symbole. Cette pensée devint vivante en moi, à travers maints aspects et à cause de son orientation fondamentale qui, encore aujourd’hui, par l’intérêt, le respect et la compassion qu’elle a montré à l’égard des peuples premiers, a placé au niveau de l’universel le symbole du « sauvage » comme le signifiant d’une forme de vie et d’une culture capable d’interroger fondamentalement les nôtres. La force de cet humanisme a renversé la hiérarchie des valeurs de signification entre l’homme de la tribu au cœur des forêts et l’homme de la cité au cœur de l’urbanité et nous laisse regarder avec lucidité notre propre faillite écologique ainsi que la nécessité de notre propre conversion. A partir de ce noyau de pensée, autrement dit, de ses principes, le monde tout entier peut être construit et chacun de ses éléments peut donc entrer dans la signification totale.
Je pense à la manière dont Lévi-Strauss nous a dit la valeur humaine des cultures primitives dont la reconnaissance lui fut transmise par le travail de terrain d’un ethnologue américain. Ne sommes-nous pas sur le lieu de la transmission quand Lévi-Strauss fait l’aveu de la « révélation » qui lui a été faite et que finalement nous recevons en partage ? Il la dit très différente de la pensée qui se transmet par la philosophie. Et d’abord, parce qu’elle est un vécu et par là une libération de la pensée de sa gangue académique. « En fait, dit-il dans Tristes tropiques, la révélation m’est seulement venue vers 1933 ou 1934, à la lecture d’un livre rencontré par hasard et déjà ancien : Primitive Society de Robert H. Lowie. Mais c’est qu’au lieu de notions empruntées à des livres et immédiatement métamorphosées en concepts philosophiques, j’étais confronté à une expérience vécue des sociétés indigènes et dont l’engagement de l’observateur avait préservé la signification. Ma pensée échappait à cette sudation en vase clos en quoi la pratique de la réflexion philosophique la réduisait. Conduite au grand air, elle se sentait rafraîchie d’un souffle nouveau. Comme un citadin lâché dans les montagnes, je m’enivrais d’espace tandis que mon œil ébloui mesurait la richesse et la variété des objets »[4]. Le message se rapporte à l’incorporation de la pensée anthropologique dans l’expérience vécue des cultures autochtones portée dans la signification. Ce point est essentiel car il a trait à la conjonction de la sensibilité et de l’intelligibilité sans laquelle l’ethnologie ressemblerait à une « sudation en vase clos » et l’humanisme qui la fonde à une théorie et non une relation vivante à des hommes et des femmes, à des groupes humains éloignés.
Mais avançons un peu plus loin pour saisir ce que Lévi-Strauss reçoit de Lowie. Il y a, au sein même de l’expérience de terrain, un noyau de signification que Lévi-Strauss trouve chez son prédécesseur. Il en fut profondément marqué. Quel est-il ? Dans le même ouvrage traduit en 1936 sous le titre de Traité de sociologie primitive, on remarque ce passage important que Lévi-Strauss aurait bien pu écrire lui-même et que je cite dans son intégralité. « La science de la société primitive a une valeur éducative qui recommanderait son étude même à ceux qui ne s'intéresseraient pas de prime abord aux phénomènes de l'histoire culturelle. Nous sommes tous nés dans un ensemble d'institutions traditionnelles et de conventions sociales que nous tenons non seulement pour naturel mais encore comme la seule réponse concevable aux nécessités sociales. Lorsque les étrangers n'observent pas les mêmes conventions que nous, nos préjugés nous les font considérer comme nettement inférieurs. Contre ce provincialisme étroit, il n'est pas de meilleur antidote qu'une étude systématique des civilisations étrangères. En nous familiarisant avec les particularités de sociétés diverses, reposant sur des fondements totalement différents de ceux auxquels nous sommes habitués, nous élargirons notre notion des virtualités sociales, de la même manière que l'espace à dimension n élargit la vision du géomètre non euclidien. Nous jugerons alors notre ensemble d'opinions et de coutumes simplement comme l'une des nombreuses variantes possibles; et nous nous enhardirons à les modifier selon nos nouvelles aspirations » [5]. Je tiens qu’un noyau de signification est contenu dans ce passage et que la pensée de Lévi-Strauss s’équilibre autour de ce point.
Dans Tristes tropiques, Lévi-Strauss a recours à une formule semblable à celle de Lowie Comme lui, il souligne l’importance culturelle de la connaissance ethnologique des cultures étrangères et comme lui, il aperçoit qu’une telle connaissance va dans le sens de la liberté et de la créativité de la culture. « Les autres sociétés ne sont peut-être pas meilleures que la nôtre ; même si nous sommes enclins à le croire, dit-il. A les mieux connaître, nous gagnons pourtant un moyen de nous détacher de la nôtre, non point que celle-ci soit absolument ou seule mauvaise, mais parce que c’est la seule dont nous devions nous affranchir (…). Nous nous mettons ainsi en mesure d’aborder la deuxième étape qui consiste, sans rien retenir d’aucune société, à les utiliser toutes pour dégager ces principes de la vie sociale qu’il nous sera possible d’appliquer à la réforme de nos propres mœurs, et non celles des sociétés étrangères : en raison d’un privilège inverse du précédent, c’est la société seule à laquelle nous appartenons que nous sommes en position de transformer sans risquer de la détruire ; car ces changements viennent aussi d’elle, que nous y introduisons » [6]. Nos sociétés peuvent mettre à profit la connaissance ethnographique des cultures exotiques non pas pour les mieux soumettre à nos propres modèles, mais pour nous enhardir à modifier nos coutumes selon nos nouvelles aspirations dit Lowie, pour nous appliquer à la réforme de nos propres mœurs, selon la formule de Lévi-Strauss.
Lowie note que nous avons tendance à dévaluer les cultures étrangères, Lévi-Strauss à sous-estimer la nôtre. Mais l’un et l’autre tiennent qu’en s’ouvrant à la relativité et à la diversité des cultures, l’ethnologie élargit notre sens de la créativité sociale et des virtualités culturelles car en considérant mœurs et coutumes, y compris les nôtres, comme des variantes parmi toutes les variantes possibles, elle nous rend plus apte à connaître celles des sociétés indigènes afin de les respecter et plus aptes à mettre à distance les nôtres afin de les réformer. Tel est, je crois, le noyau de signification qui s’est transmis de Lowie et Lévi-Strauss jusqu’à nous. Nous avons une totalité formée par la diversité des cultures. Chacune d’elle repose sur des fondements qui lui sont propres. Il est possible d’embrasser la totalité tout en comprenant les particularités des unes et des autres. Mais pour cela, l’observateur doit adopter le point de vue de la relativité des cultures. Autrement dit, la diversité culturelle implique le relativisme culturel et ils s’expriment tous deux à travers une figure de la totalité des totalités variantes puisque chaque culture est en soi une totalité.
On comprend qu’une des ambitions de l’anthropologie structurale selon Lévi-Strauss soit d’appréhender la totalité. « Elle voit, dit-il, dans la vie sociale, un système dont tous les aspects sont organiquement liés ». Quel en est le principe constructif ? « Quand l’anthropologue cherche à construire des modèles, précise-t-il, c’est toujours en vue, et avec l’arrière pensée, de découvrir une forme commune aux diverses manifestations de la vie sociale » [7]. Le principe de totalité dans l’anthropologie structurale conduit à la structure de la totalité qui permet l’approche des sociétés humaines et de l’esprit humain. Mais puisque la pensée de la totalité reconnaît une totalité dans ce qui semble élémentaire, la structure de la totalité des totalités variantes est la structure de l’esprit capable de se reconnaître comme objet de transmission.
La pensée de la totalité procède spontanément en découvrant ce qui est commun dans le divers. C’est qu’en effet, pour structurer le divers dans la signification, la pensée produit à la fois des opposés et des analogues et cherche à distinguer, à travers eux, les propriétés communes et par là, des totalités qui les rassemblent. Lorsque des traits communs à tous les éléments ou à toutes les classes, à toutes les natures ou à toutes les espèces sont reconnus, ils le sont comme des universaux de la catégorie aperçue et une totalité émerge. Le propre de l’anthropologie structurale est d’avoir su appréhender la portée constructive et structurante des oppositions binaires, ce qui fait dire à Lévi-Strauss que « ce ne sont pas les ressemblances, mais les différences qui se ressemblent » [8]. Et ce qui nous fait dire que l’anthropologie structurale est la discipline où s’est formée et aiguisé une pensée capable de s’acheminer vers la signification d’analogies différentielles. Ce point est capital car par lui le regard perce l’apparence des oppositions pour saisir des significations plus profondes qui affirment les valeurs de la culture.
Mais il nous faut, ici, faire encore un pas pour rendre plus lisible le sens de la structure de la totalité des totalités variantes car, par son abstraction et sa généralité, cette pensée peut faire obstacle – et d’abord pour nous-mêmes - à la compréhension de la forme d’idéalité qu’elle exprime et de la valeur de l’esprit qu’elle réfléchit. Comme nous l’avons pressenti, la vision du monde et la forme d’idéalité partagée par l’anthropologie structurale dans l’expérience humaine engagée avec l’autre des sociétés dites primitives n’est autre que l’humanisme. Nous pouvons partir du constat que le sens de l’humanisme se rattache à la pensée de la totalité puisque l’humanité intègre tous les êtres et tous les groupes qui partagent la condition humaine. La diversité ethnique et culturelle est donc une donnée qui implique la recherche et donc la conscience des universaux qui accomplissent et signifient l’appartenance à la communauté humaine. Comme toute totalité, l’humanisme fait intervenir ce qui est commun à tous les êtres quelles que soit l’ethnie de référence ou la culture d’appartenance. Quand Lévi-Strauss se penche sur la pensée symbolique et en l’occurrence sur les mythes qui en sont la manifestation, il ne se départit pas de la vision de la totalité. Lévi-Strauss affirmait que la signification d’un mythe était la configuration dans laquelle celle-ci s’articulait à tous les mythes possibles dans cette structure. Là aussi, il ne dessine pas autre chose que la totalité variante comme structure universelle de la pensée symbolique.
De même que la totalité variante représente une pensée ouverte relativement à la totalité uniforme qui représente une pensée close, de même l’humanisme s’oppose à l’ethnocentrisme. J’insiste sur cette qualification de la pensée. On peut la comprendre en se référant au philosophe qui oppose « société close » et « société ouverte » et s’inspirait de Paul Ricœur [9]. Henri Bergson dit en effet : « De la société close à la société, de la cité à l’humanité, on ne passera jamais par voie d’élargissement : elles ne sont pas de même essence. La société ouverte est celle qui embrasserait en principe l’humanité entière » [10]. Affirmer que l’opposition est d’essence revient à dire qu’elle relève essentiellement de la pensée. Lévi-Strauss est un lecteur de Bergson. Il ne peut pas ne pas avoir rencontré une opposition qui a pu influencer ou confirmer sa vision de la structure de totalité variante. Ainsi, je dirais que la totalité variante est la pensée d’une totalité ouverte et inclusive capable d’embrasser l’humanité toute entière par opposition à la totalité uniforme, close et exclusive qui tend à imposer le particulier comme universel.
Si la pensée humaniste avec sa conception propre de l’homme est ce qui m’est transmis dans sa forme idéo-normative et sa forme structurale, il reste à découvrir le schème qui définit une propriété commune à tous les hommes dans tous les groupes humains, c'est-à-dire une propriété universelle susceptible d’être représentée comme une aptitude significative de l’expérience et une valeur vitale pouvant avoir le caractère d’un avantage sélectif dans la condition humaine. Comme nous l’avons vu, la structure du noyau signifiant de l’humanisme est une totalité variante, ouverte et inclusive. Mais en terme de relation humaine ce trait est exprimé par l’empathie, c'est-à-dire la capacité à ressentir les états émotionnels de l’autre et en particulier sa souffrance physique ou psychique, par la sociabilité native. J’exprime cela en parlant de l’aptitude à éprouver un sentiment originaire de socialité devant ses semblables. La sociabilité est ce qui découle de l’empathie. Il s’agit là d’un trait universel partagé par tous les humains et dans tous les groupes humains, d’une disposition plus ou moins développée, parfois occultée ou abîmée, mais toujours présente.
Lévi-Strauss a donc transmis par la pensée une disposition décisive qui permet aux humains de faire société, de jouir de cette expérience de la relation, de coopérer et de se soutenir mutuellement, de contribuer collectivement au développement de chacun et de tous. Mais il l’a reçue lui-même, non seulement de Lowie, mais aussi de Rousseau qui a aperçu la bonté native du sauvage dans l’état de nature comme une métaphore de la socialité dans l’universel humain. Voici ce qu’il dit : « S’il est possible de croire qu’avec l’apparition de la société se soit produit un triple passage, de la nature à la culture, du sentiment à la connaissance, de l’animalité à l’humanité, ce ne peut-être qu’en attribuant à l’homme, et déjà dans sa condition primitive, une faculté essentielle qui le pousse à franchir ces trois obstacles ; qui possède, par conséquent, à titre originel et de façon immédiate, des attributs contradictoires sinon, précisément en elle ; qui soit, tout à la fois naturelle et culturelle, affective et rationnelle, animale et humaine ; et qui, à condition seulement de devenir consciente, puisse se convertir d’un plan sur l’autre plan. Cette faculté, Rousseau n’a cessé de le répéter, c’est la pitié, découlant de l’identification à un autrui qui n’est pas seulement un parent, un proche, un compatriote, mais un homme quelconque du moment qu’il est homme, bien plus : un être vivant quelconque du moment qu’il est vivant » [11]. Qu’on l’appelle, pitié, compassion ou sentiment originaire de socialité, cette faculté doit être consciente de son caractère originel et par là de son universalité pour devenir ce qu’elle est et servir l’humanité toute entière.
En 1949, lors de la parution des Structures élémentaires de la parenté, Simone de Beauvoir fit un compte rendu pour les Temps moderne. « Lévi-Strauss s’est interdit de s’aventurer sur le terrain philosophique, écrivit-elle, il ne se départit jamais d’une rigoureuse objectivité scientifique ; mais sa pensée s’inscrit évidemment dans le grand courant humaniste qui considère l’existence humaine comme apportant avec soi sa propre raison » [12]. En dépit de la technicité de cette œuvre scientifique, la pensée sous-jacente au travail ne lui a pas échappée. Néanmoins, l’humanisme de Lévi-Strauss n’était pas l’humanisme d’un philosophe, mais celui d’un anthropologue. L’anthropologie structurale a profondément transformé le visage de l’humanisme dans un sens qui rompt totalement avec l’anthropocentrisme encore présent en lui. Elle participe de l’avènement d’un humanisme ethnologique qui va à la rencontre de sociétés sans écriture et qui de fait ne peut que s’attacher à toutes les nuances de la vie psychique des indigènes. « En cherchant son inspiration au sein des sociétés les plus humbles et les plus méprisées, elle proclame que rien d’humain ne saurait être étranger à l’homme, et fonde ainsi un humanisme démocratique qui s’oppose à ceux qui précédèrent : crées pour des privilégiés, à partir de civilisations privilégiées. Et en mobilisant des méthodes et des techniques empruntées à toutes les sciences pour les faire servir à la connaissance de l’homme, elle appelle à la réconciliation de l’homme et de la nature, dans un humanisme généralisé » [13]. Une ethnologie humaniste ne peut que s’intégrer dans une anthropologie humaniste et celle-ci inclut en esprit l’humanité toute entière. L’anthropologie humaniste est peut-être la forme gnoséologique que prend l’humanisme en tant que tel.
En s’inspirant de Rousseau dont il hérite, Lévi-Strauss formule avec clarté toutes les prémisses qui conduisent à une perte sensible au niveau collectif du sentiment d’humanité. Pour Lévi-Strauss, la coupure de l’homme et de la nature a affaibli et fait disparaître l’empathie avec les natures non-humaines de sorte que dans cette faille, l’empathie qui rattache l’homme à ses semblables s’est effondrée et qu’une part de l’humanité a été rejetée dans l’animalité tandis que l’humanisme fut réservé à quelques uns et pratiqué entre soi. C’est ce que nous appellerions l’humanisme des totalités uniformes, closes et exclusives. « On a commencé par couper l’homme de la nature, écrit-il, et par le constituer en règne souverain ; on a cru ainsi effacer son caractère le plus irrécusable, à savoir qu’il est d’abord un être vivant. Et, en restant aveugle à cette propriété commune, on a donné champ libre à tous les abus. Jamais mieux qu’au terme des quatre derniers siècles de son histoire, l’homme occidental ne put comprendre qu’en s’arrogeant le droit de séparer radicalement l’humanité de l’animalité, en accordant à l’une tout ce qu’il retirait à l’autre, il ouvrait un cycle maudit, et que la même frontière, constamment reculée, servirait à écarter des hommes d’autres hommes, et à revendiquer, au profit de minorités toujours plus restreintes, le privilège d’un humanisme, corrompu aussitôt né pour avoir emprunté à l’amour-propre son principe et sa notion » [14].
Dans ce nouvel humanisme, on s’en est rendu compte, la totalité variante s’élargit au-delà du monde humain au monde non-humain, à tous les êtres vivants, par une identification généralisée aux animaux et aux végétaux. Mais c’est à l’homme qu’il appartient de ressentir de l’empathie pour les plantes et les bêtes et l’empathie est synonyme d’identification. Lévi-Strauss avec Rousseau refuse d’accorder une « transcendance » à la nature humaine devant les autres natures et d’opposer humain et non-humain. « L’appréhension globale des hommes et des animaux comme des êtres sensibles, en quoi consiste l’identification, précède la conscience des oppositions : d’abord entre des propriétés communes ; et ensuite, seulement, entre humain et non humain » [15]. L’aptitude à s’identifier aux natures animales et végétales ouvre l’humanité sur une nouvelle conception des relations entre l’homme et la nature. Pour que l’homme retrouve le sens de l’humanité, il est donc indispensable qu’il puisse voir dans la plus humble créature, son semblable. « Loin de s’offrir à l’homme comme un refuge nostalgique, l’identification à toutes les formes de vie, en commençant par les plus humbles, propose donc à l’humanité d’aujourd’hui, par la voix de Rousseau, le principe de toute sagesse et de toute action collectives » [16].
L’humanisme est la conscience que l’existence humaine s’associe avec toutes les natures non-humaines pour manifester la valeur immanente de la vie, la comprendre par les ressources de l’esprit humain et rechercher son épanouissement dans le sentiment de son unité et de sa totalité. Pas plus qu’il n’est tentée par sa déification, l’humanisme ne fait de l’homme une valeur suprême. Il l’incline à traiter les autres natures avec humanité et compassion sachant qu’il procède de la même origine et qu’il partage la même condition au regard de la vie. Cette manière de penser l’homme dans la nature et dans sa nature révèle les grandeurs et les faillites des cultures humaines. Elle ouvre sur un monde où la socialité et solidarité sont à la fois intraspécifique et interspécifique.
Les mécanismes qui commandent la nature et le rapport à l’objet de transmission sont pour une grande part inconscients, mais la part consciente est ce qui m’a enjoint à accepter cet objet. Je peux dire pourquoi l’anthropologie structurale m’a inspiré, mais ces raisons sont pour ainsi dire décidées a posteriori. En vérité, le subconscient est l’instance qui a sélectionné l’homme et l’œuvre et qui m’amena par les ressorts subtils d’une motivation discrète et voilée vers les significations qui emportent l’adhésion. Les idéaux de socialité prescrits par les institutions culturelles n’aurait pu me parler avec la force nécessaire pour s’inscrire véritablement en moi car mon histoire personnelle me poussait à mettre à distance toute normalité excessive et envahissante. La défiance qui, en mon fort intérieur, frappait l’autorité normative grevait cette forme de transmission culturelle. Je devais être appelé à recourir à une toute autre forme de transmission. Celle-ci devait ménager mon sentiment de liberté et peut-être même me donner l’illusion d’un choix quant à la nature de cet objet. Car, en effet, je pouvais dire « oui » à cet objet, y consentir ou le refuser, mais non le choisir parmi des objets multiples. C’était l’esprit de la socialité qui m’était destinée et c’est lui qui vint à moi à travers un anthropologue qui marqua son époque et qui au moment de sa mort me rendit conscient de l’héritage qu’il me laissa en propre. Le lien d’âme qui se tissa au fil des lectures et des réflexions a circonscrit l’objet de transmission et pouvait seul me le faire aimer.
Sans doute la conscience douloureuse que Lévi-Strauss avait du mépris que l’Occident réservait aux sociétés dites primitives et à l’iniquité de la domination et des violences exercées sur des peuples lointains au nom de la race et de la civilisation, ne pouvait pas ne pas entrer symboliquement en résonance avec le sentiment que j’avais d’une coupure originelle avec moi-même et avec les autres, coupure infligée par mon histoire personnelle et qui infléchissait ma sociabilité vers un sentiment d’insécurité dans le groupe, un retrait hors du monde et un confinement dans une solitude contrariée et trop lourde à porter. Il y a là quelque chose d’une motivation par les commencements malheureux vers où se porte la conscience. Mais rien ne peut empêcher cette autre expérience de compter qui se fonde sur les aboutissements heureux. Et aucune vision anthropologique ne me rendait, en effet, plus heureux que celle qui me montrait les amérindiens reconnus dans leur culture, leur langue, leur art, leur mode de vie et leur être même. La réalité était plus déprimante, mais du moins je n’étais ni négateur, ni indifférent. Je savais alors qu’une pensée m’avait rendu meilleur en m’ouvrant l’esprit et le cœur. Lorsque je pris conscience de la portée d’une vision qui élargissait le sentiment de socialité et la compassion à la relation avec tout le vivant, je compris que l’ouverture de l’esprit et du cœur n’avait pas de limite et pouvait s’étendre au non vivant jusqu’aux confins du cosmos. Cela même m’étais transmis puisque je le comprenais. Et ainsi, la pensée de la totalité variante pouvait contenir tout ce qui existe et même tout le cosmos.
Le sentiment originaire de socialité que l’anthropologie structurale à mis en exergue avec l’échange, la réciprocité et le don est, avec le sentiment de participation à la nature, l’expression la plus transparente du lien sensible à l’unité et à la totalité de la vie. La bonté native et le lien à la nature que savait vivre Jean Jacques Rousseau, Lévi-Strauss les a rencontrés dans son expérience d’ethnologue et en a fait des motifs vivants de sa propre pensée. A tous deux, ils résument quelles relations à l’autre et au monde l’humanisme avait a offrir. C’est pourquoi, Lévi-Strauss a tenu expressément à rendre hommage à Rousseau qu’il a considéré comme le fondateur de l’ethnologie. « Rousseau, écrit-il, ne s’est pas borné à prévoir l’ethnologie, il l’a fondée. D’abord de façon pratique, en écrivant ce Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes qui pose le problème des rapports entre la nature et la culture et où l’on peut voir le premier traité d’ethnologie générale ; et ensuite, sur le plan théorique, en distinguant, avec une clarté et une concision admirables, l’objet propre de l’ethnologie de celui du moraliste et de l’historien. « Quand on veut étudier les hommes, il faut regarder près de soi, mais pour étudier l’homme, il faut apprendre à porter sa vue au loin ; il faut d’abord observer les différences pour découvrir les propriétés » (Essai sur l’origine des langues, chap. VIII) » [17].
Le lien d’âme qui reliait Claude Lévi-Strauss à Jean-Jacques Rousseau a été inspiré par une logique subconsciente de la transmission semblable à celle qui m’a relié à l’anthropologue. Son biographe note que « lorsqu’on lit Lévi-Strauss, on relit, parfois sans le savoir (…) du Rousseau. Ce n’est pas du plagiat ; c’est de l’imprégnation profonde » [18]. L’usage qu’elle fait du terme « imprégnation » qui, en éthologie, désigne un attachement précoce à l’adulte présent est intéressant. Néanmoins, l’autrice ne met rien en évidence qui pourrait nous donner à comprendre le besoin chez lui d’une socialité rousseauiste. Elle note cependant qu’à 10 ans l’enfant était « un garçon solitaire, d’allure hautaine, orgueilleuse et jaloux de son indépendance » [19]. Et Lévi-Strauss a raconté lui-même qu’à cet âge, un garçon l’avait abordé à l’école en lui faisant l’aveu qu’un professeur lui avait demandé de jouer avec lui : ils devinrent amis. Rien qui ne permette d’inférer quoi que ce soit. Apprécions seulement la relation entre la problématique de la sociabilité et le devenir d’un enfant solitaire et passons puisque je puis savoir plus de choses sur moi-même qu’un biographe sur un savant et que c’est le sens de ma propre « imprégnation » qu’il s’agissait d’examiner.
A regarder les choses sans focaliser sur mon expérience subjective de la transmission, il apparaîtra assez vite que toute personne en recherche entre en relation avec des créateurs qui sont pour lui des référents, des maîtres, des sages, des guides ou des mentors. Dans un premier temps, l’objet problématique de ce chercheur semble être l’objet de transmission lui-même. Cela signifie que toute recherche personnelle pourrait commencer par l’élucidation de l’objet de transmission comme si la création d’une parenté symbolique était incontournable et que tout chercheur avait quelque chose à réparer dans ce qui lui a été transmis. Ainsi est-il appelé à porter sa conscience sur l’esprit qu’il reçoit pour le faire sien et l’assimiler dans son orientation vitale. Par la suite et à partir de l’héritage reçu et accepté, l’objet propre de recherche sera complété par de nouveaux traits, de nouvelles ressources, pour devenir à terme et progressivement, l’objet à transmettre à de futurs chercheurs.
En fait, la seule conscience de ce qui se joue dans la pensée d’un objet de transmission apporté comme dans un héritage génétique par un penseur ayant le titre d’un parent symbolique, cette seule conscience a le pouvoir de générer un sentiment de liberté. Mais qu’est-ce qui se libère, sinon le sentiment de socialité blessé, limité et contraint ? Le sentiment de liberté est en réalité un sentiment de libération. La pensée qui est faite pour vous et que vous attendez depuis toujours a le pouvoir de vous libérer. Avec la totalité variante la diversité s’affirme, mais demeure structuré dans le tout. Elle ne peut donc convoquer ou faire craindre le chaos. La potentialité des investissements est recouvrée, la pluralité des valeurs acceptée, la diversité des mondes reconnu. On se souvient du sentiment de liberté exprimé par Lévi-Strauss à la découverte de l’ethnologie de terrain, de l’expérience du contact humain avec les indigènes et de la multiplicité des objets de connaissance. Il dit échapper à la « sudation en vase clos » à laquelle confinait la philosophie. C’est qu’il se tient dans une totalité ouverte et inclusive.
Le sens de la liberté qui transite dans la pensée de la diversité et de la relativité des formes dans la totalité n’a rien qui ressemble à une pure abstraction. Aussi bien, la pensée humaniste n’est pas une pure production rationnelle de l’intellect, elle repose sur un sentiment originaire de socialité qui est sa forme de sensibilité à l’égard du semblable. Cette signification est inscrite dans l’intelligibilité comme dans la sensibilité humaine, dans la réalité biopsychique comme dans la réalité socioculturelle. Elle est la forme de la vie. C’est pourquoi nous pouvons encore accéder à une compréhension plus profonde du sentiment de liberté qui nous rattache à la pensée de l’anthropologue lorsque nous la regardons comme une expression puissante de l’amour de la vie. Le sens de la liberté et l’amour de la vie se confondent. Aussi, n’aimons-nous rien mieux qu’une vie libre et le mouvement même de sa libération que la pensée symbolique médiatise dans la représentation.
Comment sentez-vous maintenant l’idée ainsi énoncée ? L’humanisme est une structure : celle de la totalité variante, ouverte et inclusive. Vous avez compris que cette structure est imaginale. Car dès qu’elle a été emportée dans la signification par la pensée symbolique, elle vit une vie qui n’a plus rien à voir avec le formalisme du concept. Elle semble plus dense, plus stable, plus précise en ses contours qu’une image symbolique. Peut-être l’est-elle, en effet, et suffisamment pour être contemplée ? Si les pensées de Lévi-Strauss ont un sens pour vous, l’objet imaginal de sa transmission aura aussi toutes les chances de le mettre en lumière. La symbolique de l’hérédité du géniteur et de la paternité spirituelle doit être prise au sérieux et suivie comme une métaphore filée. Si ma conscience n’avait pas relevé que le noyau de la pensée de Lévi-Strauss était l’objet d’une transmission culturelle dont j’étais le bénéficiaire et qui devait être symbolisée dans le registre génétique, je n’aurais certainement pas aperçu que le transmission problématique était celle du géniteur.
Il est temps pour moi d’exprimer comment je me sens maintenant devant cette autre idée énoncée comme suit : un anthropologue de haute renommée m’a transmis ce que j’aurais du recevoir du géniteur, c'est-à-dire le sens et le sentiment originaire de la socialité comme universel humain. Ce qui vient du géniteur relève proprement de la transmission génétique. Est-ce si étonnant que la transmission culturelle réalisée à mon bénéfice par un anthropologue se soit présentée à moi sous une symbolique paternelle de l’engendrement ? La pensée symbolique a précisément cette fonction de suppléer la transmission génétique quand l’objet exprimé l’a été insuffisamment ou a été réduit au silence par l’expérience traumatique du sujet. Elle désigne l’objet idéel comme symbole de l’objet génétique. Mobilisée par l’expérience culturelle de l’établissement d’une affinité avec un maître, la pensée symbolique peut réaliser ce que la méconnaissance de sa nature lui dénie : revenir sur l’expression d’un trait tel que le sentiment de socialité.
Quand, du point de vue de la transmission, je pense à la valeur d’une pensée telle que l’humanisme, c'est-à-dire avec un sentiment de gratitude pour le donateur et de joie pour le don reçu, l’énergie se mobilise en se dirigeant soit vers le lieu neuronal de cette transmission, soit vers son lieu génétique, au sein de la biopsyché. Quoiqu’imprécise et quasi métaphysique, cette formulation est suffisante pour la distinction qui nous intéresse. Elle laisse libre la signification de se déplacer et de s’installer provisoirement ou durablement là où elle doit opérer. Ainsi, la structure imaginale de la totalité ouverte et inclusive que la pensée symbolique détecte à l’intérieur même de la discursivité de la pensée logique sert de modèle pour réguler la connexion et la synchronisation des neurones miroirs avec les autres neurones en vue d’une restructuration de l’aptitude du sujet à la sociabilité. Nous sommes ici dans une configuration où la transmission culturelle prend le pas sur la transmission génétique qui l’a précédée. Celle-ci s’est avérée insuffisante ou a été déviée. Les déboires de l’histoire personnelle ont pu être à l’origine de visions pessimistes ou rebelles qui ont restreint le champ de la sociabilité du sujet. C’est pourquoi un travail de restauration peut se mettre spontanément en œuvre quand le sujet est prêt. Il n’en reste pas moins que le sentiment de socialité était là, à l’origine. D’où cette impression que la pensée positive qui vient le réparer n’est pas inconnue, l’intuition qui nous dit que quiconque ne saurait la recevoir si elle n’est déjà en lui.
On voit donc que l’opposition entre la transmission génétique et la transmission culturelle d’un universel humain traduit une coopération de certaines fonctions biopsychiques et bioculturelles pour réaliser un équilibre vital pour peu que le sujet aspire au plus profond de lui-même à un tel équilibre et que la société ne le lui interdise pas. Mais la culture et l’esprit a peut-être pris une part prépondérante dans cet équilibration. Réfléchissant au niveau des collectivités, Lévi-Strauss a anticipé ce qui pourrait se passer à l’échelle de l’individu lorsqu’il écrit : « Les formes de culture qu’adoptent ici ou là les hommes, écrit-il, leurs façons de vivre telles qu’elles ont prévalu dans le passé ou prévalent encore dans le présent, déterminent le rythme et l’orientation de leur évolution biologique bien plus que ceux-ci ne sont déterminés par elles. Loin, donc, qu’il faille se demander si la culture est ou non fonction de facteurs génétiques, c’est la sélection de ces facteurs, leur dosage relatif et leurs arrangements réciproques qui sont un effet parmi d’autres de la culture » [20]. Je pourrais dire, en suivant sa vision, que compte tenu de la place que lui a donné la culture, la pensée symbolique est en mesure de doser la part neuronale et la part génétique dans la formation des équilibres biopsychiques.
La question de la transmission que nous avons considérée en nous interrogeant sur la signification personnelle d’une anecdote m’a permis de regarder avec plus de compréhension, de confiance et de résolution que dans le passé les fondements de mon orientation personnelle et sociétale. Le prétexte avait son importance. La part sensible qui s’exprime dans l’expérience de la perte d’un maître projeté comme un père symbolique et ainsi installé dans la sphère du proche et du familier, cette part là révèle combien est profond et crucial le lien qui se noue dans la transmission d’une fonction vitale telle que la sociabilité. Elle n’est pas en effet un épiphénomène ou une insignifiance émotionnelle. Car la pensée symbolique se trouve dans la nécessité fonctionnelle d’ancrer l’objet de transmission dans la sensibilité pour que s’éveille dans le sujet une sociabilité ouverte à la pitié, à la compassion.
Cette compréhension a un effet de réassurance positive car lorsque la porte de la sensibilité doit être ouverte les émotions peuvent dépasser leur moment décepteur et atteindre leur vérité. La réconciliation du sensible et de l’intelligible qui faisait partie du projet de Lévi-Strauss appelle, en esprit, la rencontre du corps et de l’esprit, de la nature et de la culture et en même temps un monde de plus en plus présent où les universaux tels que la sociabilité et la cognition montrent des traits d’ouverture et d’inclusivité et s’avèrent plus rapidement forgés par la culture que par la biologie. Sur cette problématique Lévi-Strauss a proposé une réponse qui nous laisse plein d’espoir : « Nous ne devons jamais oublier que si, à l’origine de l’humanité, l’évolution biologique a pu sélectionner des traits préculturels tels que la station debout, l’adresse manuelle, la sociabilité, la pensée symbolique, l’aptitude à vocaliser et à communiquer, très vite le déterminisme s’est mis à fonctionner, en sens inverse. […] Les généticiens savent bien que chaque culture, avec ses contraintes physiologiques et techniques, ses règles de mariage, ses valeurs morales et esthétiques, sa disposition plus ou moins grande à accueillir des immigrants, exerce sur ses membres une pression de sélection beaucoup plus vive, et dont les effets se font aussi plus rapidement sentir que la lente évolution biologique » [21].
Le chemin de la compréhension du sens de la transmission culturelle s’éclaire à la lumière des universaux de la pensée et de la vie. La progression n’est pas aisée car les significations biopsychiques ultimes des notions d’universaux, d’héritage culturel, d’objet de transmission, de filiation symbolique, de visions idéo-normatives restent pour une grande part méconnues. Toutes ces notions ont un retentissement profond sur la psyché individuelle que l’on mesure mal. La coupure encore sensible entre la vie psychique et la vie sociale transforme en gageure l’examen de l’impact symbolique des théories sociales et anthropologiques sur la psyché individuelle. Mais le chemin est aussi exigeant qu’exaltant. Il vaut par la grâce de la vie et pour elle d’être suivi avec une vive intelligence et une vraie liberté puisqu’il ne s’arrête jamais et parce qu’il est conforme à la plus haute intuition de la vie de tendre notre conscience vers sa pleine manifestation et de se mettre en route. Dans la deuxième partie de cette enquête, nous examinerons comment un concept anthropologique peut être détourné de son domaine pour servir une visée thérapeutique tout en contribuant à la connaissance de la fonction symbolique.
NOTES
[1] LEVI-STRAUSS (C.), Anthropologie
structurale, Pocket, Plon, 1974, p. 97.
[2] WAQUET (F.), Les enfants de
Socrate. Filiation intellectuelle et transmission du savoir,
XVIIe-XXIe siècle, Albin Michel, 2008.
[3] ANDLER (C.), Nietzsche, sa vie et sa
pensée, Brossard, 1920, p. 7.
[4] LEVI-STRAUSS (C.), Tristes
tropiques, in Œuvres, Gallimard, 2008, p. 48.
[5] LOWIE (R. H.), Traité de sociologie
primitive, UGE, 1969.
[6] LEVI-STRAUSS (C.), Tristes
tropiques, opus cit. p. 421.
[7] LEVI-STRAUSS (C.), Anthropologie
structurale, Pocket, Plon, 1974, p. 424.
[8] LEVI-STRAUSS (C.), Le totémisme
aujourd’hui, in Œuvres, opus cit., p. 522.
[9] ABEL (O.), « Le clos et
l’ouvert. Ricœur et le néokantisme de l’école de Paris »,
Etudes théologiques et religieuses, tome 80, n°4, 2005, pp.
469-482.
[10] BERGSON (H.), Les deux sources
de la morale et de la religion, Paris, Alcan, 1932, p. 288.
[11] LEVI-STRAUSS (C.), « Jean-Jacques
Rousseau, fondateur de sciences de l’homme », in
Anthropologie structurale deux, Plon, Agora, 1996, p. 48.
[12] BEAUVOIR, (S. de), Les Temps
modernes, 1949, p. 949.
[13] LEVI-STRAUSS, Anthropologie
structurale deux, opus cit. p. 322.
[14] Ibid., p. 53
[15] Ibid., p. 50.
[16] Ibid., p. 54.
[17] LEVI-STRAUSS (C.), « Jean
Jacques Rousseau, fondateur des sciences de l’homme »,
Anthropologie structurale II, Plon, 1962.
[18] LOYER (E.), Lévi-Strauss,
Flammarion, 2015, p. 422.
[19] Ibid., p. 56.
[20] LEVI-STRAUSS (C.), L’ethnologie
devant la condition humaine, in Le regard éloigné, Plon, 1983,
p. 59.
[21] LEVI-STRAUSS (C.), Opus cit. p. 58
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