lundi 27 septembre 2010

AVATAR ou l'esprit incarné en OGM




   Au moment où Avatar allait partir à l’assaut des salles de cinéma, s’éteignait l’auteur de La pensée sauvage et le fondateur d’une anthropologie qui, à travers l’étude de la vie des sociétés amérindiennes et de leurs mythes, avait renversé l'image des peuples primitifs en retrouvant la valeur de leurs formes de vie et de pensée et la grandeur de leurs cultures. C’était le 31 octobre 2009. Avec le film de James Cameron, on mesure la pénétration de la pensée anthropologique de Lévi-Strauss et combien la représentation du sauvage aura servi de miroir à la civilisation occidentale pour interroger ses propres fondements et son orientation. Pour emprunter le langage de l’ethnologue, le film cherche à résoudre l’opposition entre nature et culture ainsi que l’opposition entre intelligence et sensibilité. Et si l’on remonte au langage de Rousseau, on pourrait dire qu’il problématise le rapport entre l’état de nature et l’état de civilisation.

Krisna, avatar ou dieu incarné

    Jean-Jacques Rousseau voulait connaître « l’homme naturel » à travers l’étude des sauvages, cherchant dans cette entreprise à « démêler ce qu'il y a d'originaire et d'artificiel dans la nature actuelle de l'homme, et de bien connaître un état qui n'existe plus, qui n'a peut-être point existé, qui probablement n'existera jamais, et dont il est pourtant nécessaire d'avoir des notions justes pour bien juger de notre état présent » [1]. Il est revenu à Claude Lévi-Strauss d’avoir souligné la valeur de ce modèle pour la connaissance anthropologique des sociétés humaines. « L’homme naturel, dit-il, n’est ni antérieur, ni extérieur à la société. Il nous appartient de retrouver sa forme, immanente à l’état social hors duquel la condition humaine est inconcevable » [2]. Ce modèle ne prétend pas correspondre à la réalité observable; il ne peut apporter « la révélation d’un état de nature utopique ou la découverte d’une société parfaite au cœur des forêts », mais il est inestimable en ce qu'il peut servir à apprécier la part du naturel et de l’artificiel dans nos propres sociétés et en nous-mêmes car il est comme un appel à rencontrer et à connaître des cultures qui sont restées plus proches d'une forme de vie originaire que celles qui, comme les nôtres, se sont données à la civilisation mécanique. Si le modèle de « l’homme naturel » est intéressant pour la connaissance de notre réalité, il l’est peut-être plus encore pour la compréhension de nos mythes. Ceux-ci s’épanouissent dans les œuvres savantes comme dans les œuvres de fiction et, sous des figures multiples, mettent en scène un être de nature et redéploient, sans cesse et de mille manières, l’opposition entre la vie naturelle et la vie mécanique. Et c’est le mythe qui nous dira ce qu’il en est de notre rapport à la nature dans la culture qui est la nôtre car le mythe n’est rien moins qu’une fenêtre ouverte sur notre inconscient individuel et collectif. Cela est particulièrement vrai de la science-fiction qui s’alarme ou s’extasie devant les progrès de la techno-science, mais toujours imagine son devenir comme un état de notre présent.

   Le film de James Cameron est une parfaite illustration de la structure mythique du modèle de « l’homme naturel ». Avatar reconduit dans sa pureté le mythe positif du « bon sauvage » de l’ethnologie à la science-fiction en élargissant la distance exotique à l’espace interplanétaire. L’être humain qui n’a développé que sa raison machinique et prédatrice est comme handicapé parce qu’il a renoncé à son potentiel corporel et psychique. Il cherche fébrilement à retrouver le lien avec sa propre nature. Refoulée, celle-ci est si éloignée de la forme de vie qu’il a adoptée, qu’elle doit être transplantée dans une autre planète et figurée par un peuple extra-terrestre. Le peuple des Na’vi qui vit sur la planète Pandora représente un modèle imaginaire de « l’homme naturel » qui nous renvoie, comme les sauvages de l’ethnologue, à notre présent. Mais le mythe de « l’homme naturel » est à la fois une fin et un commencement. C’est la manière dont il s’articule avec d’autres mythes, le trajet qui nous y conduit et qui nous le fait quitter qui est susceptible de nous éclairer sur sa signification. Ce serait aller trop vite et pas assez loin que de s’en tenir à l’image éblouissante du désir de vivre et l’on resterait à la superficie si la lumière du mythe, au lieu d’éclairer ce que nous faisons individuellement et collectivement de ce désir, nous rendait aveugles aux formes inconscientes qui disent quelque vérité sur notre civilisation et sur nous-mêmes qui consentons à étouffer l’amour de la vie sous la norme et à vivre comme des machines au nom du progrès de l’homme et de la science.

   Le mythe de « l’homme naturel » a pénétré l’univers de la science-fiction américaine dès les années 60. Dans Dune (1965) de Frank Herbert, le peuple Fremen est en quelque sorte un peuple modèle vivant sur une planète désertique [3]. Le roman imagine une description ethnologique de l’organisation sociale, des mœurs et du caractère de ces êtres épris de liberté qui se sont parfaitement adaptés à leur environnement austère et aride. Ils ont adopté une forme de vie fondée sur la captation de la moindre parcelle d’humidité, ont crée des oasis et formé le projet d’une transformation écologique de la planète Dune. Le roman de Philip José Farmer intitulé Ose (1965) est aussi un représentant de cette veine. Ose est une planète habitée par des humains et des humanoïdes. Bien qu’ils soient considérés comme inférieurs parce qu’ils vont nus et sont dotés d’une queue flamboyante, les Horstels qui sont, en vérité, aussi humains que les hommes, ont maintenu une forme de vie, libre, intériorisée et en relation symbiotique avec une nature dont la domestication par les hommes n’est qu’apparente. Le roman délivre peu à peu des informations sur la manière dont cette société traditionnelle est régie, sur sa philosophie, ses croyances, son éthique [4]. Ce roman est un appel à oser aller vers l’autre en dépit des formes de vie et de culture différentes. L’argument du récit se développe sur le terrain de la connaissance d’un peuple autochtone et de ses relations avec son milieu. Il existe une trame commune à ces récits de science-fiction qui signalent le mythe d’une forme de vie naturelle dans une autre planète de sorte qu’il est possible d’identifier un courant ethno-écologique de la science fiction

   Dune, Ose et Pandora sont des planètes imaginaires. Chacune d’elle représente le milieu où une forme de vie originaire parvient à s’enraciner. La relation entre les peuples Fremen, Horstel et Na’vi avec leur planète symbolise le lien qu’un être humain est capable de retisser avec sa nature profonde et la nature elle-même. La planète est donc une figuration de l’éloignement de l’homme vis-à-vis de sa sensibilité, du sens vital de sa propre incorporation. Cette symbolique est redoublée par la représentation du lieu de vie. Dans l’univers de la science fiction d’orientation ethno-écologique, l’habitat revêt une signification symbolique importante et même essentielle. Et on le comprend aisément si on se rappelle que écologie vient du grec « oikos » qui signifie « maison ». La forme et l’espace de l’habiter symbolisent le noyau du milieu, de l’environnement tout entier. Herbert fait vivre son peuple imaginaire dans les sietchs, habitations aménagées dans les roches et sous le contrôle et la garde d’un chef qui doit mourir plutôt que de se laisser capturer. Farmer l’installe dans des cadmi dont la partie extérieure présente la forme d’une dent fichée en terre, mais dont la partie principale est souterraine. Les Horstels vivent en fait à l’intérieur de créatures vivantes mi-animales, mi-végétales qu’ils ont apprivoisées et qui leur apportent les meilleures conditions de protection et de confort. Les Na’vi de Cameron trouvent refuge dans le kelutral ou Arbre-Maison qui s’élève à plus de cent mètres de hauteur et dont le tronc alvéolé et les branches peuvent accueillir confortablement tout le clan. Les planètes naturelles répondent à une même symbolique et chacune représente une maison-mère, comme notre planète fut symbolisée par la Terre-Mère. Ces demeures sont l’objet de violentes agressions, ce qui révèle leur statut symbolique. Elles sont attaquées de la même manière que le lien au symbole maternel peut l’être dans les civilisations où la montée de l’autorité normative continue à s’appuyer sur le concept patriarcal. La symbolique de la maison comme lieu de la mère dramatise l’action négative de l’opposant comme envahisseur, colon et uniformément agresseur.

   Les récits de science-fiction fondés sur le mythe de l’être naturel habitant une autre planète font intervenir un héros humain dont la mission passe par l’amour qu’il éprouve pour une femme autochtone. Qu’on prenne garde de ne pas réduire cette liaison entre deux mondes comme une facilité narrative, une convention anodine, une sensibilité factice. Même si cela peut parfois être le cas, il reste que le motif de la médiation des mondes par l’amour appartient totalement à la logique du mythe. Il faut aussi se rendre compte que les limites de l’égalité des sexes en statut et en dignité laissent difficilement passer un récit de science-fiction où une héroïne terrienne s’éprendrait d’un bel humanoïde arborant un long appendice caudal. Néanmoins, une fois qu’on a convenu de ce cadre, il est notable que la relation d’objet se déplace de la représentation de la femme à la représentation de la vie originaire en chaque être. Le héros de Dune venu de Caladan prend Chani, une femme du désert, comme concubine, celui de Ose aime R’li, une jeune femme Horstel. Quant au héros venu sur Pandora, il tombe amoureux par avatar interposé de Neytiri, fille du chef d’un clan Na’vi. Ces formes récurrentes sont à la fois des conventions du genre et des expressions d’une logique symbolique qui découle de la prégnance de l’espace naturel et de l’être de nature dans cet espace comme des représentants de la vie originaire. L’amour qui relie le héros et une femme autochtone représente le lien à la nature et à la vie. Eros intervient dans la signification comme amour de la vie et comme transgression de la norme qui interdit d'accéder à cet objet.

   Le cinéma de science-fiction d’orientation ethno-écologique développe une profonde affinité avec la représentation d’un lieu matriciel par la symbolique de l’espace de la vie et de l’habiter. L’être de nature n’est tel que parce qu’il se tient dans le lieu originaire de la mère dont les symboles rendent présents la perception sensible de l’élément vital dans sa forme première et traduisent dans la signification la relation à l’objet. Aussi est-il essentiel de comprendre que « l’homme naturel » et « le bon sauvage » de Rousseau et de Lévi-Strauss sont l’un comme l’autre projetés dans l’espace symbolique de la mère reconstruit comme espace naturel. Edgar Morin a dit que le cinéma représentait en lui-même un lieu archaïque maternel d’où s’élancent toutes les formes de pensée. « Cumulant la qualité magique et la qualité objective, écrivait-il, porteur de tous les développements magico-objectifs possibles, le cinéma est comme une sorte de grande matrice archétypique, qui contient en puissance embryogénétique toutes les visions du monde. D’où son analogie avec la vision-mère de l’humanité (conception archaïque du monde) » [5]. S’il est possible que la suggestivité du spectacle cinématographique conduise efficacement le spectateur dans la sphère de l’affectivité et de la sensibilité, on peut penser que la littérature, la peinture ou la musique ne font pas moins du lieu de mère , la matrice de toutes les visions du monde, même si leur langage est plus retenu. Car toutes les élaborations mythiques partent de ce lieu symbolique d’où ils reçoivent une impulsion originaire qui les pousse à retrouver et à rendre accessible son symbole. Peut-être la science-fiction d’orientation ethno-écologique accentue-t-elle cette dimension matricielle par la puissance de la représentation imagée de l’espace naturel.

   Le film de Cameron appartient à cette orientation de la science-fiction. Mais il en radicalise tous les aspects. Il projette dans une autre planète un peuple de chasseurs avec sa forêt vierge et, en dépit du travail de l’imaginaire qui transporte dans le merveilleux les êtres et les choses, nous reconnaissons le modèle qui nous vient de l’ethnologie. Nous reconnaissons la magie et les dangers de la forêt, la participation mystique à la vie animale et végétale, la ritualisation de la chasse, la cohésion de la tribu, la relation symbiotique à la nature, l’intensité collective des cérémonies, la valeur de l’initiation, la sacralisation de la vie, l’attachement à la forme de vie etc. En ce sens, le rapprochement avec les cultures amérindiennes est immédiatement sollicité de sorte que cette lecture ethnologique du peuple Na’vi nous conduit plus directement à « l’homme naturel » et à la « pensée sauvage ». Mais il y a un autre aspect de ce film qui caractérise son orientation mythique. Il se détourne du côté sombre d'un bon nombre de récits de science-fiction. Avatar s’attache à montrer un monde embelli par la nature plutôt qu’un monde catastrophé par son absence ou sa destruction et s’achève avec l’assomption de l’être en nature enfin unifié grâce à la victoire de la nature sur les forces mécaniques destructives.

   Chez P. K. Dick, les Fremen voient se dissoudre les principes qui ont fait la réussite de leur forme de vie dans le crédit intergalactique qu’ils acquièrent. Ils échouent dans la mesure même où ils vainquent. Chez P.J. Farmer, la société des Horstels est écrasée par la « nécessité historique », c'est-à-dire la domination des puissances et les survivants n’ont d’autres choix que d’accepter la souveraineté du plus fort et la disparition de leur forme de vie pour éviter les exactions des nations intermédiaires et avoir la paix. Mais dans le film de Cameron, la lutte menée par le peuple autochtone de la planète Pandora pour préserver sa forme de vie et son  environnement naturel face à la civilisation mécanique et prédatrice des terriens se conclut apparemment en faveur du principe de vie représenté par la « primitivité » évoluée des Na’vi. Les colonisateurs sont vaincus moins par la résistance de ces derniers que par l’intervention d’innombrables et puissants animaux célestes et terrestres envoyés par Eywa, la divinité qui personnifie la nature. Un récit mythique qui se termine bien n’est pas en soi une hérésie. Et c’est une étrangeté que de nous entendre rappeler une si belle évidence dont témoigne avec éclat l’univers des formes mythiques. Notre culture aime que les discours rationalisent les belles visions du progrès des sciences et des techniques ou convoquent de belles idées sur l’accomplissement de l’homme et l’élévation de la raison, mais elle juge naïves et infantiles les narrations qui s’achèvent bien. Elle pense que seule la raison est à même de prévoir ce qui doit advenir en mal ou en bien et s’arroge un droit de regard qui, en vérité, est un droit de censure sur le discours des béatitudes.

   Mais peut-être, au fond, savons-nous que les fins imaginaires sont souvent les signes d’une réalité contraire. N’est-ce pas ainsi qu’il faut comprendre l’unité réalisée du corps et de l’esprit qui clôt le film Avatar ? Cette fin nous renvoie à ce qu’est l’être humain dans notre propre civilisation et ce n’est pas se montrer excessivement pessimiste que de penser que la pression normative exercée par la raison utilitaire sur la sensibilité n’a sans doute jamais été aussi puissante. La machine est en marche et détruit systématiquement la forêt de symboles où la vie se tient cachée. Aussi, ressentons-nous collectivement le désir que soient respectée la nature humaine et protégés les milieux naturels. L’image accomplie de l’être de nature exprime à la fois l’intensité du désir et la vérité du manque et plus l’image est sublime, plus le manque est profond. La force du désir d’unité qui produit le mythe de « l’homme naturel » dans la culture est à la mesure de la séparation de la raison et de la sensibilité à laquelle la raison instrumentale contraint la vie des individus et des collectivités, mais elle est aussi l’élan de sa transformation et le levier de la restauration du potentiel humain. Et en ce sens, on peut dire que le mythe de l’advenue de l’être naturel est un « beau » mythe.

   Ce mythe est beau parce qu’il constitue une expression symbolique de la vie originaire dont nous pouvons ressentir la vérité humaine comme amour de la vie. Nous convoquons une esthétique du mythe par le seul fait d’invoquer sa beauté. Et par là est signifié le fait que la saisie de la signification mythique ne passe pas fondamentalement par le raisonnement, mais par l’intuition sensible et le sens du symbole. Walter Benjamin nous dit quelque chose du rapport entre le mythe et l’esthétique lorsqu’il aperçoit que la réflexion prend sa source dans une intuition : « Ce n’est pas que l’esprit pensant commence par « être », et ensuite, sous des prétextes quelconques, en vienne à la conscience-de-soi ; au contraire, c’est seulement par un acte imprévisible et inexplicable de la conscience-de-soi qu’il en vient à être » [6]. La raison logique nie la source mythique de son mouvement comme si elle refusait de voir ce qu’elle doit elle-même à la vie. Notre culture commence seulement à apprendre ce qu’est un mythe. Peut-être entrons-nous dans les temps où il nous sera donné de redécouvrir ce que les Bororo, les Nambikwara ou les Tupi-Kawahib de notre planète savaient et qu’il nous est interdit de penser, à savoir que l’être humain peut se protéger lui-même en créant et en renouvelant, comme dans une continuelle respiration, la pensée de ce désir qui trouve dans le motif symbolique de la vie originaire la voie de sa contemplation et de sa réalisation.

   L’imaginaire a ses droits car sa vérité est le lieu où le désir peut être pressenti dans sa plus grande amplitude et ses multiples facettes. Mais il n’est pas certain que le mythe de la victoire de « l’homme naturel » sur la civilisation mécanique nous mette mieux en rapport avec le sens profond de la nature humaine que les diverses représentations imaginaires de son déclin. Il n’est pas  même certain que la représentation de sa destruction dans la réalité n’ait pas produit la plus intense activité mythopoïétique. Lévi-Strauss n’était pas un écrivain de science fiction. Le peuple Nambikwara qu’il découvre et qui lui fait découvrir « l’homme naturel », n’est pas un peuple victorieux au sens agonistique du terme. Il n’est ni en capacité de repousser l’expansion de la civilisation mécanique, ni d’arrêter le processus de déculturation initié par les missionnaires et les administrations centrales. C’est un peuple qui a été massivement décimé par les maladies propagées au contact de l’homme blanc. Aucun mouvement millénariste ne le traverse et les bandes asphyxiées qui survivent connaissent une misère sans fard.

   La pointe tragique qui affleure dans Tristes tropiques et traverse la pensée de Lévi-Strauss s’est aiguisée de ce que la disparition des sociétés amérindiennes de chasseurs-cueilleurs lui paraissait inéluctable et de ce qu’il savait, lui, de quel monde il était. « Puisque être homme signifie, pour chacun de nous, appartenir à une classe et à une société, à un pays, à un continent et à une civilisation et que pour nous, Européens et terriens, l’aventure au cœur du Nouveau Monde signifie d’abord qu’il ne fut pas le nôtre et que nous portons le crime de sa destruction ; et ensuite qu’il n’y en aura plus d’autre : ramenés à nous-mêmes par cette confrontation, sachons au moins l’exprimer dans ses termes premiers – en un lieu, et nous rapportant à un temps où notre monde a perdu la chance qui lui était offerte de choisir entre ses missions » [7]. Lévi-Strauss ne laisse rien subsister des sublimités qui pourraient recouvrir la dissymétrie des échanges entre les cultures et la destructivité de notre civilisation.

   Où donc est notre « beau mythe » ? Il n’a été ni flétri, ni égaré, ni détruit. Lévi-Strauss va droit à ce qui résiste le plus profondément à la vie et à la pensée machinique et qui semble indestructible parce qu’il constitue le noyau même de l’être originaire. Voilà le témoignage qu’il tire de son carnet de note et qui nous dit à quoi ressemble ce que les hommes et les femmes ont conservé au cœur des forêts et que la civilisation s’efforce d’inhiber en notre propre demeure. « Le visiteur qui, pour la première fois, campe dans la brousse avec les indiens, se sent pris d’angoisse et de pitié devant le spectacle de cette humanité si totalement démunie ; écrasée, semble-t-il, contre le sol d’une terre hostile par quelque implacable cataclysme ; nue, grelottante auprès des feux vacillants (…). Mais cette misère est animée de chuchotements et de rires. Les couples s’étreignent comme dans la nostalgie d’une unité perdue ; les caresses ne s’interrompent pas au passage de l’étranger. On devine chez tous une immense gentillesse, une profonde insouciance, une naïve et charmante satisfaction animale, et, rassemblant ces sentiments divers, quelque chose comme l’expression la plus émouvante et la plus véridique de la tendresse humaine » [8]. Que la tendresse humaine constitue la racine de l’être de nature et la source de la vie originaire, telle est la vérité perdue et qui a cessé d’alimenter un siècle abîmé dans la mécanique de la destruction et de l’effroi. Quel serait le sens de la victoire mythique de l’être de nature si devait être abandonné ce sentiment originaire puissamment ancré dans la sensibilité qui nous porte vers notre semblable et que Lévi-Strauss aperçoit intact dans un peuple amérindien ? En vérité, aucune victoire, ni aucune défaite mythique attribuée à « l’homme naturel » ne saurait caractériser ou définir « l’homme naturel » dans ce qu’il a de fondamental et que nous trouvons beau. La beauté du mythe de « l’homme naturel » vient de ce qu’il exprime l’amour de la vie dont les racines symboliques plongent dans le lieu originaire du don de la vie. Mais le mythe descend dans la réalité car l'amour de la vie en soi-même et en notre semblable est ce qui résiste vraiment, profondément et dans la totalité de l'être, à la destructivité interne et externe et à la mort.

   Il faut maintenant venir au sens de la victoire mythique des Na’vi puisque celle-ci n’est pas nécessaire à la saisie du noyau originaire de la représentation de « l’homme naturel ». Dans le mythe, elle projette une résolution du conflit entre le moi ou le nous assimilé à un être médiateur et la norme qui impose une vie machinique à l’individu comme à la collectivité. La référence à la mythologie où l’avatar est l‘incarnation sur terre d’une divinité, donne une clé pour la lecture de l’opposition corps/esprit dont la résolution est le thème fondamental du film. L’esprit du héros dont le corps est significativement limité descend de la terre sur Pandora, se relie à un corps nouveau et adapté à ce nouveau monde, entre en relation avec la vie naturelle et la pensée d’un peuple « sauvage », subit une épreuve qualifiante, comprend sa mission, devient le «sauveur » d’une forme de vie et s’incarne définitivement dans le corps de l’avatar pour vivre parmi les êtres de nature. L’ethnologue entre sous les feux de la rampe en se faisant à nouveau guerrier comme dans sa vie terrestre. Le fait est rehaussé par l’intervention d’une équipe d’ethnologues qui, dans le film, prend en charge le programme Avatar. Le héros possède tous les attributs pour devenir le « sauveur » de « l’être naturel ». Le film suggère que l’esprit humain dans sa position médiatrice, c'est-à-dire incorporée, apporte la combativité et le savoir du guerrier terrien dans la lutte pour la vie. L’avatar dompte un animal fabuleux, évince le chef de clan, rallie des tribus voisines et emmène le peuple indigène à la victoire.

   L’esprit médiateur renonce à se mettre au service de la puissance et se tourne vers la nature. Il prétend mobiliser la puissance de la nature contre la puissance de la civilisation. Le héros parvient à obtenir l’intervention providentielle de la divinité alors que la tradition assurait, avec sagesse, qu’elle ne pouvait prendre parti dans les conflits des créatures. Elle semble avoir été convaincue du danger que représentent les humains qui ont tué la Terre-Mère dans leur propre univers. La pensée qui s’élève sur ce deus ex machina imaginé par Cameron est que le sens du combat contre l’anti-nature est dans la nature. Elle réprouve explicitement la sagesse de « l’homme naturel ». Elle associe deux motifs. Le premier est celui d’une nature agressée qui se retourne contre l’humanité parce que ses lois ne sont pas respectées. Il est aussi vieux que la civilisation et devient très prégnant dans le contexte de la crise écologique du XXIe siècle. Le second est celui de la lutte pour la vie menée par une société dont les conditions vitales sont menacées par l’expansion d’une autre. Ce dernier motif n’est pas nouveau non plus. Il était sous-jacent à la conception du darwinisme social qui met l’accent sur la lutte pour l’existence dans le monde humain et qui a déjà révélé son efficacité à mobiliser l’agressivité des hommes en conflit. Ces deux motifs tendent à se rapprocher et à se confondre dans les mouvements des émotions humaines. La nature semble devenir le bras séculier de l’agressivité humaine en prenant figure sociale bien qu’en vérité elle ne se retourne jamais contre quiconque et se contente de revenir à son cours ou à prendre un cours nouveau lorsqu’on dresse des obstacles devant elle. C’est que l’esprit humain est enclin à croire qu’il a la prescience de ce que veut la nature et qu’il peut combattre les obstacles humains au nom de la nature dès qu’il s’identifie à elle.

   Il serait absurde de penser qu’Avatar ne contient ou n'exprime que des idées logiquement formées. Nous nous efforçons de relever et de décrire le substrat mythique du film et les sentiments qu’il agrège. Néanmoins, il est incontestable que cette œuvre réalise une transformation de la conception de l’état de nature et du mythe de « l’homme naturel » puisqu’il substitue l’idée d’une lutte originaire pour la vie à celle de la socialité originaire fondée sur la compassion. Le mythe de la nature en lutte projette l’agressivité sociale dans l’état de nature et dissout la distinction de la nature et de la culture. Or, cette distinction est essentielle car elle fait obstacle à la rationalisation de l’agressivité humaine par sa construction logique et sa justification en nature. Elle donne à tout individu et à tout groupe la possibilité de distinguer et de retrouver les sentiments humains originaires que recouvrent les passions sociales légitimées par les utilités, la possibilité de les intégrer dans des significations personnelles et collectives. Le mythe de la lutte de la nature atteste la prévalence de l’esprit dans la médiation du conflit entre nature et culture au détriment de l’intuition sensible et conduit à privilégier la lutte pour la vie au détriment de l’amour de la vie. Il sera donc dit que l’esprit médiateur doit descendre vers la nature afin de la mobiliser dans la lutte pour la vie contre l’esprit dominateur dont il procède et dont il s’est désolidarisé. Il évite ainsi un effondrement du système et maintient son contrôle sur la nature, c'est-à-dire sur « l’être naturel » en se faisant reconnaître comme sauveur et guide suprême.

   Le motif de l’incarnation de l’esprit dans le mythe qui nous est donné à contempler peut être médité dans la subtilité de sa structure. Si on le veut bien, on y apprendra quelque chose du fonctionnement de la raison dans notre culture. Le « beau mythe » de l’advenue de l’être de nature qui polarisait le regard se résout d’une manière qui fait sens en s’articulant sur le mythe de la lutte pour la vie. Il s’agit d’une articulation qui semble problématique puisqu’elle fait descendre le conflit au plus profond de la structure vitale. Mais la beauté du mythe de l’être naturel n’en est pas pour autant entaché ou tout du moins il nous appartient de le vivre ainsi puisqu’aussi bien il ne dépend que de nous de le regarder dans son autonomie. Si nous sommes sensibles au sens vital de la beauté, alors ce mythe vivra car s’il doit être articulé à une structure résolutive, rien n’impose qu’il le soit avec des formes qui le contraignent et le répriment. Il se trouve que la symbolique de l’avatar répond à la montée de l’antagonisme entre raison et sensibilité au plan de l’individu et entre culture et nature au plan de la collectivité par une forme de résolution dont nous ne souhaitons pas laisser les significations induites sous l’emprise de l’inconscient.

   Quand nous évoquons la beauté du mythe de « l’homme naturel » nous ne portons pas encore de jugement esthétique sur le film de Cameron. Car ce mythe appartient à la pensée collective. Il témoigne du conflit de la vie humaine et au point où nous en sommes, il exprime un état de ce conflit à l’échelle du monde. Le film Avatar s’est saisi de ce mythe et en a illustré une variante. Il importe donc de distinguer l’esthétique du mythe et l’esthétique de l’œuvre. Et cela fait sens dans la mesure où nous allons d’une œuvre singulière à la généralité d’une forme mythique. Les esthétiques d’œuvres différentes peuvent servir un même mythe. Dans Avatar, Cameron a recours à une esthétique de la qualité sensible des images virtuelles. La position du regard est celle des jeux vidéo et des simulateurs numériques. Des fleurs, des animaux et des paysages imaginaires prennent un relief saisissant capable de stimuler la sensibilité proprioceptive. Et nous pouvons chevaucher des créatures fantastiques et ressentir l’ivresse de l’envol comme dans un rêve. Il est possible que cette esthétique puisse servir le mythe par le vécu qu’il génère dans la réception de l’œuvre cinématographique. Mais nous comprenons tout aussi bien que l’amour de la vie ne saurait se cantonner dans une salle de cinéma. On ne saisit l’esthétique d’une œuvre qu’en référence à l’esthétique du mythe et la question est de savoir dans quelle mesure l’esthétique du film de Cameron exprime l’amour de la vie.

   L’esthétique d’Avatar signale une orientation mythique qui prend le pas sur le mythe de « l’homme naturel » et de la vie originaire. Et c’est la technologie d’un programme scientifique qui, sur le plan narratif  soutient l’esthétique de la virtualité. L’incarnation dans un humanoïde détenant le corps d’un Na’vi et le cerveau d’un homme permet au héros humain de voir le monde à travers ses yeux, de s’y mouvoir et de contrôler l’avatar à distance par son esprit et sa volonté. L’être humain est séparé de « l’être naturel » comme il l’est de l’univers de Pandora auquel il ne peut physiquement accéder. Il ne peut agir sur lui que par le truchement d’une machine dont l’avatar est la partie vivante et qui lui permet de ressentir la réalité et la vie de ce monde et d’en être affecté. En vérité, l’esthétique de la vie virtuelle se précipite vers l’idéalisation de la machine dont elle magnifie la capacité à recréer la vie. Elle affirme que la forme de sensibilité produite par la technique est une réalité vivante et croit pouvoir mettre au défi le sentiment vital de l’être humain. Cette esthétique transforme une œuvre cinématographique en une machine à produire du mythe. Chaque spectateur met à contribution sa sensibilité pour se donner collectivement l’impression que cette machine vit. Le moment de l’esthétique de la virtualité pousse la science-fiction dans une contradiction où elle s’oppose à une esthétique de l’amour de la vie.

   Cela n’est pas inéluctable puisque la science-fiction elle-même a produit une esthétique du virtuel qui interroge à la fois une réalité violente et blafarde pour lui rendre sa relativité et  dévoiler l’illusion de vie dans un monde de simulacre réalisé par des machines électroniques. Ces thématiques sont déjà en œuvre dans le roman de Philip K. Dick, Ubik (1966), mais aussi dans des films récents comme Matrix (1999) des frères Wachowski ou Minority Report (2002) de Steven Spielberg tiré du roman éponyme de K. Dick [9]. Derrière ces interrogations et les créations mythiques qui en découlent, qu’elles soient fondées sur un déclin ou sur un renouveau de la vie, se profile une pensée de la restauration de l’homme naturel. Le mythe est antérieur à l’œuvre, mais l’œuvre peut opérer une transformation du mythe. Elle est en capacité de le faire lorsqu’elle est profondément novatrice et qu’elle bouleverse une vision du monde qui implique une normativité contraire à la vie. Elle le fait d’une toute autre manière quand elle réclame un accroissement du contrôle normatif sur la vie individuelle et collective. Il est donc légitime de se demander si le film de Cameron ne transforme pas radicalement le mythe de « l’homme naturel » en l’articulant sur le mythe du salut par la machine vivante.

   Et en effet, le scénario du film de Cameron se développe sur l’idée suivante : le contrôle d’un être virtuel par une technologie dont le réalisme poussé à l'extrême sera néanmoins dépassé par le contrôle d’un corps tout à fait réel. Dans une interview donnée au Times Magazine James Cameron a fait cette réponse à une question relative à la nature de l’avatar : « C’est une incarnation d’un des dieux indiens prenant forme charnelle. Dans ce film, cela signifie que la technologie de l’homme à l’avenir sera capable d’insuffler l’intelligence d’un humain dans un corps situé à distance, un corps biologique. Ce n’est pas un avatar au sens où il n’existerait que sous la forme de 1 et de 0 dans le cyberespace. C’est véritablement un corps physique » [10]. Et cela confirme qu’il existe une analogie entre les technologies qui visent la production des images et les technologies qui visent la production de la vie humaine. Dans les deux cas, le sujet réclame le statut de créateur et se voit comme démiurge donnant naissance à la vie par la magie de la technique.  

   On ressent une tension entre la lumineuse vision de l’être naturel et la sombre inquiétude qu’introduit le mythe de l’être artificiel. Car l’avatar qui a surmonté toutes les épreuves pour atteindre à la plénitude d’une « sauvagerie » supérieure et l’unification finale de l’esprit humain et du corps extra-terrestre n'en demeure pas moins un être artificiellement créé. Ce réceptacle destiné à accueillir l’esprit n’est évidemment pas imaginé sur le modèle de « l’homme naturel ». Selon la formule du synopsis « les avatars sont des hybrides créés génétiquement en croisant l’ADN humain avec celui des Na’vi, les autochtones de Pandora ». On a donc fait appel à l’hybridation par recombinaison d’ADN entre humain et extra-terrestre, ce qui est une référence classique de la génétique en science-fiction. Est-ce par prudence que le synopsis du film a eu recours au concept d’hybridation plutôt qu’à celui de transgenèse par introduction de gènes étrangers dans le génome d’un être vivant, car ce dernier concept présente incontestablement l’avantage de la clarté pour penser artistiquement la présence d'un cerveau humain dans un corps Na’vi ? Imaginez cette désastreuse idée qui ressemble à la profanation d’un mythe ancien : l'incarnation d'un avatar en OGM. Pourtant, on ne devrait pas se refuser à penser le mythe de la machine vivante avec le contenu que l’esprit redoute mais vers lequel il s’avance.

   La science-fiction n’est pas seulement ce lieu fantastique d’anticipation et de questionnement des découvertes scientifiques qui démontre la créativité de l’imaginaire, mais aussi le lieu avéré du conformisme culturel dans la civilisation mécanique, le lieu où se forge le consentement collectif à son évolution morbide. Comment une œuvre cinématographique de science-fiction parvient -elle à associer le mythe de « l’homme naturel » qui traduit une orientation ethno-écologique au mythe de la préservation de la vie par des machines vivantes ? Le schème de la séparation essentielle du corps et de l’esprit doit être fortement implanté dans une culture pour donner naissance au mythe de l’incarnation de l’esprit dans un avatar. Dans une telle culture, on admettra facilement l’idée qu’un corps doté d’un cerveau en état de marche puisse être néanmoins sans esprit, ce qui est la chose la plus incroyable qui se puisse imaginer. L’extraordinaire articulation du mythe de « l’homme naturel » avec celui de la « machine vivante » est dans la même logique. On aime à imaginer que la fabrication d’un corps artificiel par des manipulations génétiques puisse se faire sans que l’esprit n’en soit affecté et puisse faire en sorte que le corps soit plus neuf et, par son potentiel énergétique, plus apte à la vie que le vieux corps humain qui a traversé quelques six millions d’années.

   L’évolution parallèle de la biologie et des thématiques de la science-fiction fait signifier l’opposition et la similarité entre l’information numérique et l’information biologique. La figure du « cyborg » qui apparaît dans les années 60 avec la montée de la cybernétique entre dans la science fiction comme un symbole de la puissance développée par le couplage de l’homme et de la machine. Elle s’avance sur la scène du mythe comme un être humain auquel on a greffé des auxiliaires mécaniques sophistiqués en guise de membre ou d’organes sensoriels. Le projet cybernétique est la robotisation au sens de la complexification des tâches mécaniques par une électronique censé imiter les opérations logiques de l’intelligence humaine et qui fait appel au langage binaire des machines informatiques. Le cyborg naît de la transformation de l’esprit humain en machine en vue de la production d’un monde d’objets machiniques et de son contrôle. C’est pourquoi, il ne peut posséder d’humain que son cerveau dans un corps tout entier fait d’artéfacts et représentera  l’ultime sophistication d’un « cerveau-moteur » supérieur au cerveau humain.

   Mais dans les décennies suivantes, l'intérêt pour la machine physique commandée par une machine informatique s’élargit à l’observation et à l’imitation des systèmes vivants. Le génie génétique sélectionne des propriétés d’organismes vivants pour les reprogrammer dans des organismes différents qui sont alors instrumentalisés et transformés intégralement en machine. Quant aux applications bioniques, elles inventent des machines calquées sur le vivant et rêvent d’une symbiose des tissus humains et des organes électroniques. Ces deux domaines ont ainsi produit une bifurcation du mythe de l’homme machinique. Dans l’imaginaire de la science-fiction, le robot cyborg est repoussé dans un placard du vaisseau spatial lancé par l’espèce humaine pour qu’apparaissent la machine androïde obtenue par clonage ou par génie génétique et la machine bionique où l’artificiel est si intimement mêlé au vivant qu’il en devient comme charnel et organique. La créature androïde qui associe clonage et génie génétique est précocement portée sur l’écran et déjà avec Blade Runner de Ridley Scot sorti en 1981. Mais ce film fut tiré d’un roman de Philip K. Dick publié dès 1966, Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? Les androïdes du roman appelés « réplicants » dans le film sont des clones humains  génétiquement modifiés pour servir d’esclaves et dont la durée de vie a été limitée à quelques années. Depuis on ne compte plus les héros clonés, hybrides et modifiés dans l’univers de la science-fiction tandis que le cinéma de la dernière décennie fait entrer en scène héros et héroïnes bioniques.

   Le mythe de la machine vivante promue par les biotechnologies et la science-fiction se diffuse par les vertus d’un modèle qui fait un usage intensif des schèmes de l’unité, de la réunion, de la conciliation pour penser la conjonction de la matière et de l’esprit, de la matière inerte et de la matière vivante. Ces schèmes ont une forte teneur mythopoïétique puisqu’ils tirent la pensée vers la résolution des oppositions et qu’ils font appel à une puissante adhérence au sentiment vital. C’est peut-être sur ce terrain que Lewis Mumford n’a pu se rendre pour étendre son analyse quand il écrivit son livre sur le mythe de la machine. Il accordait une importance excessive à la différenciation entre le modèle machinique et le modèle organique et pensait que la mégatechnologie allait être remplacée par la biotechnologie. Il avait à l’esprit le mécanomorphisme de Descartes et le Léviathan de Hobbes et oubliait que les êtres vivants avaient déjà été transformés conceptuellement en machine non parce qu’on avait surestimé la ressemblance de l’automate avec les organismes supérieurs, mais parce que l’esprit scientifique imitait non pas la nature mais l’homme maîtrisant la nature [11]. Cette imitation donnait à penser l’instrumentalisation complète des natures qu’elles soient inertes ou vivantes.

   Le mythe se tient là, mais à l’arrière plan et maintenu hors du regard comme si la conscience voulait jeter un voile sur sa vérité. Car la croyance fondamentale qu’il exprime fait partie de l’inconscient collectif. On se fie au pouvoir de la science de réparer, de restaurer le corps humain, de lui rendre la vitalité, la vigueur et la jeunesse du corps de l’homme naturel. Enchaîné à ses normes, le mythe de « l’homme naturel » ne peut prendre son envol. Il ne peut guère aller au-delà d’une protestation morale contre les brutalités et les destructions de l’esprit instrumental opérées contre la nature sauvage. Qu’est-ce à dire ? Que la croyance dans le salut par les biotechnologies et en leur innocuité tend à se développer à l’abri de la pensée écologique et ethnologique. Elle contemple les visions idylliques du génie génétique et de la biotique. Elle se « passionne » pour les biotechnologies qui se tournent vers les mythes les plus beaux de « l’homme naturel » afin d’esthétiser leur modèle de « machines vivantes » et mettre à profit la biodiversité.

   On veut changer l’orientation de la morale et la rendre plus belle mais surtout ne pas toucher à l’orientation de la science qui, à l’abri de l’objectivité et de la neutralité, est déjà devenue le laboratoire de la destruction du vivant. Le film se clôt sur la réunion définitive du corps de l’avatar et de l’esprit du héros, ce qui entraîne la mort du corps humain de celui-ci. On entrevoit le bonheur de l’avatar uni à son aimée alors même que l’unité du couple dans l’amour anticipe la dissémination d’un hybride du génie génétique dans le peuple de Pandora. La contamination de « l’homme naturel » est dans la logique même du mythe de la machine vivante. En définitive, l’incarnation de l’esprit humain sur Pandora aura eu pour finalité de coloniser la planète par le biais d'une machine appelée avatar. Et le film de Cameron est une éloge de la machine vivante dont voici la morale : il n’est pas nécessaire de détruire la vie au profit de la machine purement mécanique, mais plus judicieux de capter les propriétés et l’énergie du vivant pour parachever la conquête de la terre et passer à la colonisation d’autres univers.

   Dans Avatar, le monde mécanique est en mesure de fabriquer un corps artificiel tandis que le monde naturel est capable de transférer l’esprit humain dans ce corps. Le rôle dévolu à la nature dans ce processus montre l’importance de sa représentation dans la constitution de la machine vivante. Le film dévoile la fonction normative de l’image de l’être de nature et de l’œuvre qui le magnifie. Cette image amortit et compense la puissante poussée de la rationalisation de la vie humaine qui soumet les structures biopsychiques les plus profondes à la normativité de la culture et transforme inexorablement l’individu en machine tout juste capable de recevoir passivement les ordres du centre. Mais la signification du motif du transfert de l’esprit du héros dans le corps de l’avatar touche un autre mythe car l’idée de la séparation essentielle du corps et de l’esprit poursuit son chemin culturel et ouvre sur la possibilité de penser la mort du corps et la survie de l’esprit. On se doute que le mythe de la restauration de la vie par la science atteint quelque chose de profond et d’intime. La fiction du transfert définitif de l’esprit du héros dans le corps sain de l’avatar qui, dans le film, occupe la scène du rituel final est proprement une mise en récit du motif de la vie éternelle. La mort est vaincue si l’esprit incarné peut venir habiter un autre corps artificiellement fabriqué lorsque le premier ne remplit plus ses fonctions.

   Le discours savant comme sa reprise dans le sens commun mettent en évidence le désir d’immortalité derrière la représentation de la génétique. On a dit à juste titre que, ni le génie génétique qui projette la perfection et l’immortalité au niveau de l’espèce, ni le clonage qui vise l’immortalité individuelle, ne sont en capacité de répondre à la question du transfert de l’identité par intervention technique [12]. L’incarnation de l’esprit dans le corps artificiel de l’avatar est la résolution mythique de l’impossibilité de ce transfert. En effet, l’espoir de l’immortalité par la connaissance des gènes responsables de la mort ou du vieillissement semble buter contre l’expérience individuelle et collective de la vie. Plus qu’un savoir scientifique, c’est une intuition sensible qui nous fait savoir que ces mécanismes ne sont pas purement génétiques. Mais l’espoir de l’amélioration de l’individu par transgenèse conduit à la représentation d’un corps parfaitement adapté à un environnement donné et transmissible aux descendants. L’important n’est pas que ce corps soit immortel, mais qu’il soit optimisé et qu’on puisse en changer quand il ne l’est plus. Pourquoi cette image d’un corps nouveau semble-t-elle si attractive ? Sans doute parce que le contexte culturel de la représentation dualiste du rapport corps/esprit laisse imaginer que l’immortalité deviendra réalité quand il sera possible de donner un corps complètement neuf à un esprit. L’esprit deviendrait éternel bien que le corps puisse être mortel. Il ne quitte plus son corps parce qu’il est l’heure, mais parce qu’il est temps pour lui de s’incarner dans un autre corps.

   L’imagination du scénariste puise dans cette vision culturelle de l’éternité par le progrès scientifique. Nous soulignions que l’unification finale de l’esprit du héros et du corps artificiel annonce la colonisation d’une planète, mais il faudrait ajouter qu’elle réalise aussi, dans l’imaginaire, le contrôle totale de l’espèce en vue de son expansion, ce qui implique la maîtrise de la mort. Dans la réflexion anthropologique qu’il mena sur la mort dans ses premiers écrits, Edgar Morin rapproche ces deux formes de la volonté de maîtrise comme le mouvement même de la colonisation. « Vaincre la mort spécifique, cela signifierait aussi domestiquer l’espèce sur tous les plans. Coloniser l’espèce, c’est coloniser la mort et vice versa : c’est le triomphe de l’individualité, sa possibilité infinie. C’est bien pourquoi les perspectives de développement scientifique ne comportent pas seulement une tendance à grignoter progressivement la mort, mais une tendance à révolutionner l’homme dans sa nature même » [13]. Cette idée donne le vertige car elle associe la promesse de la science et l’immortalité de l’être humain et donc de son expansion infinie. Mais d’évidence quelque chose s’exaspère et s’affole. On s’avance vers l’idée de la mort avec une pensée qui nous convainc que le désir d’éternité est favorable à la vie. Et l’on n’en douterait en aucun cas si cette pensée, reprise en culture, ne se retournait pas fréquemment contre la vie elle-même. Elle veut nous convaincre que la maîtrise technique de la vie est une victoire contre la mort au moment même où la rationalité instrumentale a déjà dépassé la frontière de la morbidité. Et nous prenons pour une délivrance personnelle un surcroît de normativité et une inhibition encore plus poussée de la vie.

   La civilisation technique ne chercherait pas toutes les bonnes raisons de s’engouffrer, par la porte du génie génétique, dans une impasse et à y entraîner l’espèce toute entière, si elle n’était pas déjà parvenue à soumettre l’amour de la vie à un refoulement collectif en proposant aux individus une identification à l’être machinique qui soutient son expansion. Mais la destruction progressive de la nature humaine qui est désormais un fait de civilisation consacre dans le même temps l’angoisse de mort comme le trait marquant de l’être à l’âge des biotechnologies. Or, l’angoisse de mort se cache, à la conscience qui la craint, sous le motif de la vie éternelle. Aussi, le schème de l’unité corps/esprit qui achève l’épopée de l’avatar dans le film de Cameron est-il une figuration inversée de l’angoisse de mort. Et, en effet, il n’est pas étonnant que le motif de l’immortalité disparaisse de la conscience. On peut dire que le mythe de « l’homme naturel » qui vient sur le devant de la conscience est sollicité par l’amour de la vie tandis que le mythe de « l’esprit éternel » qui demeure dans le clair-obscur est inspiré par l’angoisse de mort. La joie qui accueille le premier contraste avec l’éloignement du sens du second. Ainsi s’exprime le mouvement de déni qui accompagne la pensée de la mort, fût-elle exprimée par son contraire. C’est cette opposition qui constitue la vérité symbolique ultime du film de James Cameron. Nous parlions d’une tension à sa réception. Nous savons maintenant quelle est sa source. Elle naît de la tentative de nier l’angoisse de mort qui plane autour de la relation instaurée entre un héros physiquement diminué et le corps machiné de son avatar.

   L'angoisse de mort est la chose la plus profondément refoulée dans le travail du mythe. On ne trouvera mobile inconscient plus puissamment capable d'aiguillonner la psyché humaine ou la culture vers la conquête et la maîtrise de la nature, êtres et choses confondues. Quand l'être humain est séparé de lui-même et qu'il s'en trouve déconcerté, il regarde vers la vie originaire, vers « l'homme naturel » de notre mythe. Mais il n'est pas certain qu'il puisse venir au-devant de lui-même par la porte de l'inconscient qui ouvre sur l'amour de la vie manifestée en soi et dans son semblable. Générée en permanence par la pression de la normativité individuelle et collective, l'angoisse de mort est recouverte par les défenses qui sont inconsciemment mises en place afin que soit préservé le mouvement d'expansion du moi ou de la culture dans le monde. Dans Avatar, c'est la confrontation avec la civilisation mécanique et prédatrice qui transforme l'angoisse de mort en hostilité. La lutte que l'esprit engage en tant que symbole du moi et de la culture est son éternel présent parce que la résolution du mythe qui constitue son désir inconscient ne peut promettre que l'unité avec le corps artificiellement réglé par une norme que l'esprit est censé combattre. L'unité avec « l'être naturel » n'est que fantasmée. Aussi, l'angoisse de mort est-elle sans cesse alimentée puisque l'objet ne peut-être accessible et que la fuite en avant de la civilisation est constamment incitée.

   Dans notre trajet, nous avons constaté que le mythe de «l’homme naturel » était relié au mythe de la machine vivante, au mythe de la lutte pour la vie et à celui de la vie éternelle. C’est un autre film que nous avons regardé et auquel nous ne nous attendions pas. Il est extraordinaire de voir comment, sur l’écran du mythe, l’esprit gesticule et se démène pour se relier à l’être naturel qu’il transforme en machine à énergie en vue de sa propre conservation; comment il se fait général en chef des forces vitales et comment, finalement, il abandonne un corps malmené afin de s’incarner en un corps neuf qui aura été fabriqué de toute pièce et préparé pour lui servir momentanément de réceptacle. La fin du film est le début de l'expansion de l'esprit machinique dans la culture autochtone, le début de la destruction de cette culture. Si la destruction de la nature sur la planète Terre est le fait de la machine inerte, la destruction de la planète Pandora devra être le fait de la machine vivante. C’est une histoire sans fin que celle du cycle des réincarnations de l’esprit. Mais cette vie de l’esprit est aussi une vue de l’esprit dont la pointe morbide n’échappe pas à celui veut bien la voir. L’expression de la nature humaine était réprimée et refoulée par la norme dans l’espace de la machine inerte, mais dans celui de la machine vivante, elle doit être refaçonnée, manipulée, restructurée. La norme pénètre plus profondément dans le sujet humain et exerce une action délétère sur l’organisation inconsciente des mécanismes vitaux. Voilà où nous en sommes. C’est comme si nous désirions ardemment rester à demi-morts et pour toujours plutôt que de courir le risque de devenir vivants.

   La richesse de la vie tient à la capacité des individus et des groupes humains à s'ouvrir à l’amour de la vie et à le traduire en symbole. Et c’est devenir le spectateur passif de notre appauvrissement que de nous laisser envahir par des symboliques inconsciemment hostiles à la vie. L’esthétique de la virtualité développe et idéalise la dimension sensible des images et en ce sens, elle tire la perception vers l’expérience vécue de l’autonomie des univers imaginaires. Ces mondes paraissent détenir une réalité qui leur est propre. Pourtant, aucun ne cesse d’être symboliquement relié au monde réel. L’esthétique de la virtualité décuple l’intensité de la perception intuitive du mythe originaire qui fait apparaître la relation à l’objet comme amour de la vie. Mais elle ne peut, en vérité, servir la beauté de ce mythe si elle le subsume sous des mythes qui en contrôlent la signification, en obscurcissent et en restreignent la valeur vitale. Elle incline la pensée à demeurer passivement dans l’univers édénique du mythe originaire où la culture voudrait aussi assigner la signification afin que les voies mythiques qu’elle impose échappent à l’élaboration symbolique spontanée. Mais dans la mesure même où elle fait ressortir le mythe originaire, elle nous fait toucher du doigt son caractère problématique et nous invite, malgré elle, à reconstruire les significations qui nous relient à notre propre vie et à celle de la collectivité toute entière.

   On trouvera que nos analyses gâchent inutilement le plaisir innocent d’une distraction. On voudra aimer le mythe des peuples exotiques extra-terrestres en niant ceux qui l’accompagnent et qui introduisent un trouble dans la pensée, une ombre mortifère dans la vision de la vie originaire. Nous n’avons pas dit que l’euphorie du vol virtuel sur des oiseaux merveilleux n’était pas plus profitable que la lecture de ces fantaisies mythologiques. Nous ne nous adonnons pas à la critique cinématographique, nous revoyons des images et subodorons l’air du temps et ses courants mythiques. Nous ne projetons ni un avenir sordide, ni un avenir candide, nous essayons de ressentir si notre respiration est libre. Et peut-être ne l’est-elle pas, en effet. Nous ne faisons pas du questionnement un drame, nous nous fions au poète qui, en secrète affinité avec son inconscient, nous dit de chercher les réponses dans le vent.



NOTES

[1] ROUSSEAU (J.J.), Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes, L’Harmattan, 2009, p. 56.
[2] LEVI-STRAUSS (C.), Tristes tropiques, in Œuvres, Paris, Gallimard, 2008, p. 420.
[3] HERBERT (F.), Dune, Tomes 1 et 2, Paris, Pocket, 2005.
[4] FARMER (P.J.), Ose, Paris, Laffont, coll. J’ai lu, 1070.
[5] MORIN (E.), Le cinéma ou l’homme imaginaire, Essai d’anthropologie, Paris, Minuit, 2002, p. 174.
[6] BENJAMIN (W.), Concept de critique esthétique, Paris, Flammarion, 1986, p. 72.
[7] LEVI-STRAUSS (C.), Tristes tropiques, opus cit. p. 422.
[8] LEVI-STRAUSS (C.), Ibid., p. 293.
[9] MICHAUD (T.), Télécommunication et science-fiction, Ed. Michaud, 2008, p. 259.
[10] WINTERS KEEGAN (R.), Q&A with James Cameron, 11 janvier 2007, Times Magazine, http://www.time.com/time/arts/article/0,8599,1576622,00.html
[11] MUMFORD (L.), Le mythe de la machine, 2 tomes, Paris, Fayard, 1974.
[12] MONTERA de (B.), La génétique et l’illusion d’immortalité, in HERVE (C.), ROSENBERG (J), Vers la fin de l’homme ? , De Boeck Université, 2005, p. 110.
[13] MORIN (E.), L’homme et la mort, Paris, Seuil, coll. Point, 1970, p. 348.





dimanche 8 août 2010

Transformation de l’âme sensible en vapeur

  


Novalis
   Depuis que Hegel a dessiné le portait métaphysique de la Belle Ame, la conscience malheureuse et nostalgique de cette figure a condensé, deux siècles durant, toute l’énergie de la contre-identification qui a servi à nourrir l’impavidité du Logos et la valeur du héros rationnel qui le représente dans le mythe. La Belle Ame est l’envers de la raison. Le Logos ne connaît que la puissance et par-dessus tout, la puissance du Logos. Le Logos doit s’éprouver en portant, inébranlablement, le fer et le feu dans les concepts qui ont épousé l’histoire : la Nation, l’Etat, le Capital, le Peuple, le Science, le Progrès et la Raison elle-même. Die schöne Seele est la figure qui, dans l’esprit hégélien et peut-être pour la modernité toute entière, marque la plus complète inadéquation d’une conscience à cette temporalité qui se précipite en avant au rythme de l’expansion de la puissance. Elle est une figure dévaluée de l’âme romantique pour celui qui a en fait la critique et l’on a dit que Hegel aurait pensé à Novalis ainsi qu’au mysticisme de ses propres écrits de jeunesse dont il s’éloigne de toute la hauteur de la Raison. Par ce motif, Hegel combat en lui aussi bien l’inspiration de Hölderlin que de Schelling. Il est possible qu’au-delà de la critique du romantisme historique, la contemption de l’âme sensible ait été récurrente dans la culture légitime parce que la cible s’est toujours renouvelée dans une forme de vie et une forme de pensée dont l’incongruité se dessine comme une ombre que voudraient voir disparaître les lumières de la modernité.

   Dans les aventures dialectiques de la conscience humaine racontées par Hegel, la Belle Ame apparaît au moment ultime. Elle correspond aux derniers pièges que constituent la quête de la transparence intérieure et le refus de l’action avant le passage de la conscience dans le concept du monde. Nous découvrons ainsi la douloureuse passion de cette figure de la conscience : « La conscience vit dans l’angoisse de souiller la splendeur de son intériorité par l’action et l’être là, et pour préserver la pureté de son cœur, elle fuit le contact de l’effectivité et persiste dans l’impuissance entêtée, impuissance à renoncer à son Soi affiné jusqu’au suprême degré d’abstraction, à se donner la substantialité, à transformer sa pensée en être et à se confier à la différence absolue. L’objet creux qu’elle crée pour soi même la remplit donc maintenant de la conscience du vide. Son opération est aspiration nostalgique qui ne fait que se perdre en devenant objet sans essence, et au-delà de cette perte retombant vers soi-même se trouve seulement comme perdue ; -dans cette pureté transparente de ses moments elle devient une malheureuse belle âme, comme on la nomme, sa lumière s’éteint peu à peu en elle-même, et elle s’évanouit comme une vapeur sans forme qui se dissout dans l’air » [1]. Cette âme est une conscience psychologique qu’on suppose abîmée dans la contemplation de sa pure intériorité et qui, parce qu’elle se tient totalement détachée du monde se déréalise jusqu’à se transformer en vapeur comme l’affectivité qui faute d’objet se consume elle-même en perdant son ancrage dans la sensibilité. C’est une histoire édifiante que celle de la Belle Ame dépérissant par son obstination à se refuser à la raison qui lui dicte d’épouser le monde réel.

   Si on délaisse un moment le point de vue de la raison et qu’on adopte celui de la sensibilité, il n’est pas difficile d’apercevoir que la critique de la "belle âme" est l’aiguillon normatif de la répression et du refoulement de ce par quoi la vie se manifeste dans la totalité du sujet. Cette critique prend des formes multiples, mais toutes celles que le rationalisme moderne lui a données reposent sur un interdit touchant à l’investissement des fondements de la vie biopsychique et proclament le salut social par la seule raison. Elle dramatise l’opposition du concept tourné vers l’extériorité et du sentiment tourné vers l’intériorité afin de lancer les êtres assemblés à la conquête du monde. Il est logique que dans la pensée de Hegel, Die Schöne Seele soit propre à problématiser la conscience morale. La conscience morale est conscience agissante, dit Hegel, et elle est le mouvement contradictoire qui doit réaliser l’unité médiate avec l’effectivité du monde extérieur et en même temps supprimer l’unité immédiate avec le monde intérieur. « La conscience de soi morale propose son but comme pur, comme indépendant des inclinations et des impulsions en sorte qu’elle ait détruit à l’intérieur de soi les buts de la sensibilité ». La conscience de soi s’actualise par la suppression des inclinations et des impulsions. « Cependant, précise le philosophe, elles ne doivent pas être réprimées, mais seulement être conformes la raison » [2]. Mais la répression de la sensibilité ne contredit pas la conformation au modèle de la raison car c’est par la voie d’une identification normative à la raison que la conscience de soi est une négation de la sensibilité.

   Lorsque nous considérons le scénario hégélien de la conscience malheureuse, la morale perd l’abstraction sous laquelle elle se déguise et se révèle comme conscience concrète d’une règle impérative de socialisation par inhibition de la sensibilité originaire. C’est une conscience conforme à ce qu’elle doit devenir et destruction de ce qu’elle fut. La conscience malheureuse est, au contraire, une conscience de soi qui s’est détournée de sa propre vérité en se détournant du monde et qui ainsi se refuse à la moralité. « Nous voyons donc ici la conscience de soi qui s’est retirée dans son intimité la plus profonde – toute extériorité comme telle disparaît pour elle -, elle est retournée dans l’intuition du Moi = Moi dans laquelle ce Moi est toute essentialité et être là (…). – Clarifiée jusque dans cette pureté transparente, la conscience est dans la figure la plus pauvre, et la pauvreté qui constitue son unique possession est elle-même un mouvement de disparition ; cette certitude absolue dans laquelle la substance s’est résolue est l’absolue non-vérité qui s’écroule en soi-même ; c’est la conscience de soi absolue dans laquelle la conscience s’engloutit » [3]. La dialectique hégélienne sauve le moment positif de la conscience morale en reliant celle-ci à la raison. Elle fait chuter la sensibilité au moment négatif de la pauvreté ontologique. Si on prend Hegel au pied de la lettre, l’apparition de conscience malheureuse traduit la destruction de la sensibilité chez le philosophe lui-même et l’hégémonie de la raison dans sa propre pensée totalisante. Mais au-delà, cette apparition annonce déjà la destruction de la sensibilité dans la culture européenne et l’expansion de la raison civilisatrice dans le monde.

   Ainsi le sens de l’injonction hégélienne est de soustraire la Belle Ame de son monde intérieur pour l’amener à se soumettre à la raison collective instituée. Une telle injonction a donc une éminente portée culturelle. Elle correspond à l’instauration du surmoi dans la psyché et dans la culture. L’empressement à « sauver » le sujet de sa propre « prison intérieure» est toujours motivé par d’impérieuses nécessités institutionnelle et formulé en de belles images. Henri Lefèvre dit mieux que nous ce qu’il en est de l’objet extérieur que l’âme malheureuse doit aimer pour retrouver la joie : « La puissance philosophique de Hegel se comprend mal si l’on fait abstraction de cette tentative, héroïque à sa manière : traquer la rebelle, la fuyante, la conscience (individuelle et solitaire) jusque dans ses refuges les plus cachés ; l’amener au jour, l’obliger à recevoir la lumière et à regarder en face le soleil. Quel soleil ? L’Etat, inhérent à son concept et le concept inhérent à l’Etat, venu à l’être avec lui et par lui. Pressentant la résistance irréductible de l’individuel, Hegel commence par régler ses comptes avec lui, à partir de l’opposition du naturel et de l’abstrait, opposition au sein de laquelle se meut en effet l’individu » [4]. La pensée hégélienne nous rappelle que la raison n’est pas sans imposer une marche héroïque vers l’être dans le monde et une soumission « réaliste » et « rationnelle » à ses autorités, à ses nécessités et à sa loi, quelle qu’elle puisse être. Cette forme de normativité prévaut dans une culture dont la valeur fondatrice est la maîtrise de la nature et du monde social car l’être humain pour assumer cette orientation de la valeur doit se tenir face au monde comme puissance. L’image étatique de la collectivité doit donc être la représentation collective la plus haute de l’autorité et de l’action instrumentale sur les êtres et les choses.

   On ne peut nier que Hegel ait aperçu et même vécu le conflit entre raison et sensibilité, entre le monde extérieur et le monde extérieur. N’observe-t-il pas que la désincarnation de l’âme sensible est la conséquence de ce conflit. Hegel fait culminer dans la Belle Âme un sens affirmé de la tragédie humaine et c’est pourquoi Benjamin Fondane a souligné la profonde réceptivité du hégélianisme à la conscience malheureuse. « Il a vu, écrit Fondane, que la conscience était inquiétude absolue, proie de la division sujet-objet impuissance radicale d’arriver à l’identité, essai de se délivrer par la mort de l’opposition de la personnalité, besoin de liberté dans les fers de la nécessité, malaise de sa finitude, sentiment de son pouvoir de destruction, mort et résurrection de Dieu. Il a vu que la conscience était un appareil d’angoisse, un système artificiel de motifs et de raison d’espérer, système dont la plus haute vertu est l’humilité, c'est-à-dire impuissance, dualité qui ne parvient pas à saisir son unité, effort de combler les séparations qui sont à l’intérieur d’elle-même, duplicité (…). Il retrouve partout la catégorie de la « domination et de l’esclavage » ou du « maître et de l’esclave », dualité amère d’un intérieur et d’un extérieur, d’un sujet et d’un objet, d’un essentiel et d’un inessentiel : quelque chose de brisé, de déchiré, de fêlé, qui est néanmoins la part la plus haute de l’homme » [5]. Il est clair que le sens dialectique de la conciliation des contraires repose sur une disposition à comprendre la séparation de l’être dans son caractère tragique. Mais Hegel interprète le conflit d’une telle manière que la force de la pression normative sur la vie intérieure qui en est la source ne lui apparaît plus que comme une nécessité à la fois logique et concrète qu’il relie à une contrainte logique et sociale supposée universelle. Il existe bien chez Hegel une conception tragique de la dialectique, mais le trait qui caractérise sa pensée est la résolution normative qu’il entrevoit à ce conflit : le dépassement de la conscience malheureuse par le consentement à une norme exorbitante de socialisation.

   Dans le sillage de la Révolution française, Hegel instaure une norme de socialisation par le politique qui constituera le point de mire du rationalisme moderne. On peut dire sans exagération que le hégélianisme fournit, pour le XXe et le XXe siècles, la philosophie politique du rationalisme où viennent s’abreuver toutes les idéologies qui vouent un culte à l’Etat. Chez Hegel, le « grand homme » est celui qui assume virilement pour la nation toute entière, l’ordre supérieur de la raison d’Etat. Cet ordre est la vérité suprême du monde réel de la puissance que ne peut atteindre l’âme sensible. Le commentaire de Kojève oppose « l’action politique créatrice d’un Monde réel » symbolisée par Napoléon et « l’imagination romantique créatrice des Mondes fictifs et merveilleux » qui culmine en Novalis. Contrairement au grand homme politique, « le Poète n’est jamais reconnu que par un petit nombre », « il se réduit à lui-même, s’épuise lui-même enfin, et s’anéantit dans son propre néant ». D’où cette définition de la figure hégélienne : « Ce romantique sublimé et évanouissant, c’est la Schöne Seele : la Conscience malheureuse (chrétienne) qui a perdu son Dieu ». L’accent mis sur l’effondrement total de l’âme sensible dramatise le destin de l’être qui ne se sera pas laissé guidé dans la vie collective par les lumières de la raison. « Le Poète romantique a voulu être Dieu, écrit Kojève, mais il n’a pas su s’y prendre : il s’anéantit dans la folie et le suicide. C’est une « belle mort », mais une mort quand même : un échec total et définitif » [6]. Quel est donc l’entraînement fatal qui aboutit à son anéantissement ? Son erreur est de vouloir que soit reconnue l’âme sensible, de refuser de l’abandonner à la logique rationnelle de la lutte dans le monde réel, de poser comme absolu la vie intérieure. Il ne veut pas sortir de lui-même pour imposer au monde son opinion « romantique », se battre pour elle et vaincre les opinions concurrentes comme le ferait l’homme politique. Il se contente d’une vision tolérante de la coexistence des convictions. « Il ne veut pas lutter » dit Kojève, soulignant que « l’intellectuel romantique ne réalise donc pas son idéal ». C’est en ce sens que la vie romantique est fictive car irréalisable et irréalisée. Elle tend donc à se sublimer et la sublimation est, comme l’amoindrissement que suppose une vie de plus en plus irréelle, un passage au néant.

   Le conflit de l’âme que le philosophe décrit à travers cette figure apparaît comme la forme de subjectivité singulièrement honnie par la raison. C’est la déchéance dans une subjectivité qui dans le concept est l’inacceptable, l’épouvantail qui porterait le masque de la souffrance psychique. Dans une culture qui a imposé comme norme une conception réaliste et viriliste de la confrontation avec le monde, on oppose fondamentalement la souffrance physique et la souffrance morale. La première est donnée pour réelle, effective puisqu’elle est l’expression d’un mal manifeste en tant qu’effet d’une agression extérieure. Mais la seconde qui semble purement dépendre de la subjectivité des états affectifs internes doit être perçue comme irréelle et fantasque. Elle serait la conséquence de complaisances fautives, de quelques lubies ou penchants maladifs. La souffrance morale est aussi peu crédible que l’ « âme humaine » dont le rationalisme a forcé le destin dans la culture en la décrivant comme une psyché malade. Ce destin est déjà annoncé dans le stoïcisme que la modernité recompose en préservant son noyau antique. Le stoïcisme est fondamentalement un détachement du corps induit par la raison qui a pris la direction morale du sujet et prétend prendre celle la collectivité toute entière. C’est le stoïcisme que l’on entend encore de nos jours comme un appel à une résistance héroïque au mal physique, à une volonté impassible capable de traiter le corps avec mépris. Ne pas être affecté par la souffrance physique est une vertu morale de sorte que l’attitude stoïque confine au refus de la dimension psychologique de toute souffrance. Selon Paul Ricœur, la stratégie stoïcienne tient à « la réduction du corps au déjà-cadavre, de l’affection à l’opinion » puisque le corps y est « ignoré comme chair du Cogito » [7]. La transformation de la souffrance physique en insensibilité et de la souffrance morale en idée est la formule même de leur négation. Elle conduit à un profond désaveu de la sensibilité et de l’affectivité. Elle prédispose le sujet à mettre son corps au service du surmoi, d’une cause qui serait supérieure, à le sacrifier à l’idée de la totalité que prétend porter la toute puissance : la reprise cynique du consentement stoïcien à la raison comme totalité est l’immense cimetière sur lequel s’est érigé l’expansionnisme étatique dans la modernité.

   Aux yeux de la volonté, la souffrance morale serait l’expression d’un déséquilibre latent entre le monde intérieur et le monde extérieur, chez l’être à qui manque la force d’âme pour venir au monde. Elle est donc une plainte illégitime. L’idéal du mépris héroïque du corps instille un mépris condescendant pour la souffrance psychique. Celle-ci doit être suspectée de quelque faiblesse morale, d’un défaut manifeste ou caché de virilité et être finalement associée à la folie. Même le Platon de La République voyait quelque démesure dans la grimace de l’inaptitude sociale et de la souffrance morale. Il ne sied pas de montrer aux regards de tous, les affres de la souffrance psychique. Il est indigne d’y succomber. Platon recommande aux poètes de n’imiter que les choses susceptibles d’édifier les gardiens de la Cité et d’élever ces guerriers aux vertus de leur fonction : « Nous ne souffrirons donc pas que ceux que dont nous prétendons prendre soin et qui doivent devenir des hommes vertueux, imitent, eux qui sont des hommes, une femme jeune ou vieille, injuriant son mari, rivalisant avec les dieux et se glorifiant de son bonheur, ou se trouvant dans le malheur, dans le deuil, dans les larmes ; à plus forte raison n’admettrons-nous pas qu’ils l’imitent malade, amoureuse ou en mal d’enfant. (…) Ni qu’ils imitent esclaves, mâles ou femelles dans leurs actions serviles (…) Je pense qu’il ne faut pas non plus les habituer à contrefaire le langage et la conduite des fous ; car il faut connaître les fous et les méchants, hommes et femmes, mais ne rien faire de ce qu’ils font et ne pas les imiter » [8]. Il y a une manière de saisir la non valeur en associant le malheur, la souffrance, la maladie, la folie et l’humeur vindicative à la féminité. Il faut donc que l’intériorité de l’âme prenne sens à fois, par le genre, comme génitalité dévaluée du féminin, par la hiérarchie comme infériorité de la subjectivité et par l’anormalité comme siège de la pathologie. L’âme sensible est en opposition réglée avec la génitalité virile, l’objectivité du monde et la normalité sociale. Le concept de conscience malheureuse ne sera donc pas sans rapport avec une représentation virile du dérèglement de la psyché et des organes féminins que la modernité a reconduit pour faire de l’hystérie le modèle des troubles biopsychiques et du délire des foules comme extériorisation de la démesure intérieure. Mais au fond la valeur et la non-valeur sont exprimées par le rapport hiérarchique qui oppose le maître et l’esclave et fait signifier le masculin et le féminin, le normal et le pathologique, la raison et la sensibilité.

   Le rationalisme construit assidûment l’âme sensible comme une psyché affaiblie ou malade. Il dit toujours entre les lignes du discours que le sujet est responsable de sa folie car la souffrance psychique résulterait de sa propre complaisance narcissique à la quête impossible du soi dans le monde étroit de son intériorité. Il s’établit sur la croyance selon laquelle la souffrance psychique serait le lot d’une conscience qui ne veut connaître que la plénitude de l’intériorité, d’une âme qui se refuserait à s’engager par l’action dans la contingence du monde extérieur, à rejoindre la place assignée à chacun dans la hiérarchie des êtres. La critique de la conscience malheureuse est le sermon délivré des hauteurs de la raison qui, pour instaurer dans son fondement l’éthique sociale, reformule ce formidable retournement de la conscience contre elle-même que la civilisation a promu en donnant pour un principe de vie, la honte des manifestations vitales, l’hostilité à l’égard de la vie et l’acceptation de sa dégradation sous l’effet des contraintes normatives. Cette critique fonctionne comme un désaveu de la pensée symbolique elle-même dans son activité de médiation entre le monde extérieur et le monde intérieur, de la sensibilité et de la raison. Le choix est simple en effet : il faut abandonner son âme ! La vie intérieure est une abstraction impuissante puisque déconnectée du réel. L’objet véritable étant la constitution de l’être dans la réalité du monde extérieur, cette intériorité est littéralement sans objet. Elle ne saurait donc exprimer que l’inanité et le vide intérieur. La conscience doit abandonner l’illusion de l’intériorité comme avoir pour s’avancer vers la lumière de l’être Mais dans l’incapacité d’abandonner le royaume de l’abstraction, la conscience animique perd toute consistance et se dissous par sublimation. Toute la critique fonctionne sur la projection de l’objet interne sur des objets externes par lesquels l’être se construit. Toute activité de la pensée visant un équilibre entre la vie sociétale extérieure et la vie biopsychique est nulle et non avenue. La règle est que toute l’énergie de l’individu doit être orientée vers le monde extérieur, captée par la conscience sociale et se subsumer dans la volonté collective.

   La norme exorbitante de socialisation qui prétend sauver l’âme sensible est à l’origine de sa souffrance et de son mal-être. C’est le caractère systématique, précoce, particulièrement intense et omniprésent de l’impératif de socialisation qui, en imposant une adaptation intégrale à la réalité du monde extérieur, produit les conflits de l’âme typiques de la culture occidentale où l’amour de l’autorité a été déguisé en amour de la collectivité. Le consentement à la répression de ses propres tendances vitales est le gage de cet amour et la culpabilité ce qui porte l’individu à se soumettre malgré lui et contre lui-même au surmoi collectif. Cette normativité contrariée le met d’autant plus en conflit avec lui-même et avec les autres qu’il se voit imposer d’entrer dans des structures sociales fortement hiérarchisées et violemment concurrentielles. Or, la puissance normative de la morale sociale s’est adossée à la raison logique dont l’assomption a permis d’obscurcir le sens vital de l’ontogenèse par la séparation du corps et de l’esprit, de la nature et de la culture. Plus la norme de socialisation pousse à la prédominance de la raison logique dans la construction ontogénétique pour obtenir une maîtrise rationnelle des êtres et des choses du monde par la collectivité, plus la perte du rapport vital à la sensibilité est problématique et plus la souffrance s’insinue dans le rapport de l’être au monde et à lui-même. La culture n’a cessé de mobiliser la partie la plus instituée de la religion, de la philosophie et de la science pour cacher la part exorbitante et morbide de son expression normative dans l’interprétation de la vie individuelle et collective. Idéalisée par la modernité, la raison morale, politique, économique, est comme un fusil braqué sur la demeure intérieure d’où l’âme doit être délogée pour être rendue morte ou vive à la société. La rationalisation de la socialité par l’orientation hiérarchique fait fonctionner la moralité comme une machine à mobiliser les sentiments sociaux dans des dispositifs où rouages, bielles et pistons de l’émotion sont mus par les seuls antagonismes sociaux et politiques. La socialité se fait sacrificielle ou stoïque afin que tous se mettent à tirer le char de la volonté générale dans le plus grand respect des préséances et des dominations. Mais il doit être entendu que la norme de socialisation s’impose pour le bien de l’individu qu’elle protège contre lui-même puisqu’elle affirme lui éviter une totale désintégration par son obstination à s’attarder dans les arcanes de la subjectivité et du souci de soi. Et c’est un même ordre de nécessité qui fait de l’impératif de socialisation dont la normalité excessive est instaurée pour le bien de tous, la seule garantie contre la désintégration sociale, l’anomie. Que valent à côté de ces grands impératifs le désir d’écouter son âme ou la poésie romantique ?

   Nous avons sous les yeux le beau commentaire de Ricarda Huch qui tentait de saisir de l’intérieur le rapport des romantiques avec l’inconscient. Il nous laisse entrevoir une forme générale d’accomplissement du connaître et du ressentir. On ne doit jamais oublier, dit-elle, que l’inconscient des romantiques s’épanche sur leur conscience. « Chez les romantiques toute connaissance est donc inséparable de cet approfondissement de soi-même par le souvenir et la réflexion. L’homme inconscient ne devient conscient de sa vie instinctive que par l’action ; dans le silence imperturbable, ses sentiments mûrissent jusqu’à ce qu’ils apparaissent comme des actions à la lumière : sa pensée est une blanche lumière, à travers le prisme de la conscience elle se décompose selon les couleurs de l’arc-en-ciel. A l’homme conscient qui dissout ses sentiments dans la lumière, manque souvent hélas ! la formule pour les réintégrer et les revivifier. On devrait pouvoir dire : l’homme inconscient a les sentiments, mais il ne les connaît pas, l’homme conscient les connaît certes, mais il ne les a pas, l’homme harmonieux de l’avenir les a et il les connaît » [9]. En lisant cela, nous entendons la pensée anthropologique de Rousseau dont l’âme hante notre culture. Car les créations intellectuelles de cet homme réalisent quelque chose de l’idéal du romantisme allemand dans la sphère de la philosophie comme de l’esthétique : Rousseau connaît les sentiments humains et n’a jamais cessé de les avoir.

   Qui veut bien regarder de près la critique hégélienne de la Belle Ame y retrouvera le processus complexe par lequel la vie de l’esprit est soumise à l’hégémonie de la raison logique dans la pensée individuelle comme dans la culture. La cible est la fonction psychique orientée par l’affectivité et la sensibilité. C’est sous la forme du sentiment que l’ « âme » fut criblée par l’ironie et le mépris des arguments de raison dans une culture rationaliste qui a visé sa plus complète dévaluation. En France, la pensée qui sert de point de fixation à la critique rationaliste est celle Rousseau, en Allemagne, celle de Novalis. Ce dernier représente l’imagination qui fait prévaloir la fiction sur la réalité historique et à sa vérité philosophique tandis que le premier concentre sur lui toute la hantise d’une confusion du sentiment et de la socialité dans la construction politique du social. Les visions du monde de Rousseau et de Novalis ont servi à former une représentation négative de la subjectivité issue des oppositions activité/passivité, puissance/impuissance, raison/sensibilité. Le modèle de référence qui fait fonctionner la critique de la l’âme sensible est l’action rationnellement orientée vers la maîtrise instrumentale de l’objet et son domaine de prédilection est celui de la morale politique. La sensibilité est passivité et impuissance dans son rapport au monde. Il ne peut donc exister de menace plus grande pour l’être social que de devenir sensible. Et rien ne peut être plus destructeur que ce qui désarme la virile acceptation de la réalité. La morale politique du rationalisme ne peut intégrer la sensibilité, elle ne peut que la moquer et la détruire.

   Dans la tradition rationaliste française, avec le discrédit qui a frappé le concept de nature dans son opposition à la culture, la critique de la « belle âme » s’est déplacée vers celle du « bon sauvage ». On se doute que le sauvage fut couvert de toutes les indignités et qu’il s’est trouvé des savants pour découvrir que les « peuples primitifs » ne présentaient aucune once d’intelligence. On doit à Lévi-Strauss, lequel a opposé à cette idée toute la résistance de son anthropologie, d’avoir dévoilé le préjugé qui fait de la « pensée sauvage » le règne des idées confuses et d’avoir reconnu en sa structure la sensibilité originaire que Rousseau avait saisie par le concept d’état de nature. Il est tout à fait juste de dire que la culture qui flétrit la « pensée sauvage » pour magnifier la raison qu’elle place seule à l’origine de la civilisation a aussi rendu manifeste la relativité de son orientation. Lévi-Strauss a ainsi réalisé le renversement qui a redonné à la pensée des peuples dits primitifs et la complexité de sa logique et la profondeur de sa sensibilité. Il nous appelle à recueillir le vivant héritage de Rousseau car nous sommes aussi d’une certaine manière confrontés au caractère exorbitant de la normativité qui fustige la « primitivité » de l’âme sensible et la « sauvagerie par lesquels la raison serait exposée aux instincts, à l’imagination maladive et à la pensée magique. Ce regard porté au loin que nous posons désormais sur une civilisation qui s’est lancée à la conquête du monde, la cuirasse en avant et les arguments de raison brandis comme les armes de l’expansion, nous fait comprendre pourquoi notre « âme primitive » doit être sacrifiée et réduite en fumée au feu de la volonté : il importe que toute l’énergie humaine soit dirigée vers la colonisation et l’instrumentalisation du monde.

   Le motif de la « belle âme » n’est pas un détail hasardeux, ni une curiosité de la métaphysique, mais une forme symbolique typifiée que la culture oppose à l’esprit rationnel. Le hégélianisme opposait poésie et politique en prenant pour cible le romantisme afin de concentrer sous le signe de la raison toute réalité du monde extérieur dans la forme étatique. Par cette opération, il enfermait dans l’intériorité du moi la forme poétique de la pensée qui éclos dans l’intime, mais s’épanouit dans la culture. La critique hégélienne de la « belle âme » oppose de manière aussi exacte la mystique à la religion instituée que la poésie à la politique. C’est pourquoi poésie et mystique devaient être, tour à tour, entourés du cercle la signification, lequel, comme un tabou, les isole du monde et protège le monde de leur contagion. Jacobi et Novalis tombent sous la sentence de l’histoire qui proclame l’inanité de leurs formes de pensée, le premier parce qu’il polémique contre la philosophie au nom de la mystique, le second parce qu’il ne distinguait pas la philosophie de la poésie. Elles doivent être « dialectiquement » anéanties car Hegel ne peut envisager le progrès de la liberté que comme les moments successifs de la soumission de la conscience à la raison. Hegel a le premier pensé, dans toute sa portée et dans toute son ampleur, le formidable développement historique que représente, pour la modernité, la conjonction de la raison et de l’Etat dans la production de la puissance. Il concevait cette dialectique comme une marche inexorable de la raison. Jacobi comme Novalis en ont jugé autrement et n’ont pas partagé cette ferveur pour l’expansion de la rationalité.

   Il n’est pas interdit de trouver dans la « mystique » de Friedrich Heinrich Jacobi une lucidité supérieure qui repose sur un sens intime de la vie humaine. « Si la croyance à la liberté se fondait sur cette ignorance que la raison est destinée à extirper en produisant la science, a-t-il écrit, alors la raison ne serait utile à l’homme que le temps qu’elle demeurerait dans l’enfance et s’accommoderait de l’illusion de l’erreur ; au terme de sa croissance, parvenue à sa parfaite maturité, elle n’engendrerait que la mort. Cette mort aurait pour nom : science et vérité ; science et vérité seraient le nom de la victoire sur tout ce qui élève le cœur de l’homme en le béatifiant, illumine son visage, adresse en haut son regard : la victoire sur tout ce qui est grand, sublime et beau » [10]. Jacobi ne pouvait croire qu’on puisse faire dériver la liberté de la raison et c’est la raison qu’il faisait dériver de la liberté. Il disait que la liberté est une vérité inaccessible à la science et que l’union de la nécessité naturelle et de la liberté de l’esprit était un « miracle » semblable à celui de la création. Une telle « mystique » parvient à anticiper ce que représente l’union de la science et de l’Etat dans la culture parce qu’elle est sensible à la signification et aux conséquences morbides d’un surinvestissement de la raison logique et de la volonté dans la psyché humaine. Et il faut oser penser avec lui que c’est de n’avoir pas perdu ses attaches avec le monde intérieur que l’humanité devra peut-être sa survie et sa liberté.

  L’inactualité de la pensée de Novalis face à l'éternelle raison serait aussi à démontrer. Car le poète savait déjà en son siècle ce qu’aujourd’hui la science n’ose pas même penser au sujet de son devenir. « Nous ne connaissons pas de limites au progrès intellectuel, a-t-il écrit, mais nous devons nous donner quelques limites transitoires, ad hunc actum. Etre à la fois limité et non limité – pouvoir accomplir des miracles et ne vouloir en accomplir aucun – pouvoir tout savoir, mais ne pas le vouloir. Avec la formation appropriée de notre vouloir, la formation de notre pouvoir et de notre savoir progresse également. Dès que nous serons parfaitement moraux, nous pourrons accomplir des miracles, c'est-à-dire, lorsque nous ne voudrons en accomplir aucun, nous serons suprêmement moraux (…). La possibilité de l’auto-limitation est la possibilité de toute synthèse, de tout miracle – et c’est par un miracle que le monde a débuté » [11]. Novalis n’ignorait pas que la connaissance humaine devait rencontrer le problème moral de sa limite. Il propose, de fait, une réponse à la question de l’évolution morbide de la science posée par Jacobi. Mais ces deux esprits qui par leur forme de pensée se tiennent du côté de l’intériorité de la poétique et de la mystique résistent, déjà à leur époque, à la démesure de la rationalité. Leurs idées bien enracinées dans la vie sensible et le sens de la nature sont autant d’alertes lancées à la civilisation toute entière et elles trouvent un écho dans la pensée contemporaine la plus clairvoyante à l’égard du « progrès scientifique ». Ainsi la réflexion sur les maux que l’orientation instrumentale de l’épistémè scientifique provoque et les dangers qu’elle fait courir à la vie en générale, vont dans le sens de Jacobi tandis que le problème de l’autolimitation de la science soulevé hier par Novalis l’est aujourd’hui de manière cruciale par une société civile confrontée aux risques et aux dérives des technologies et des bio-technologies.

   Le sens miraculeux de la vie que ces créateurs ressentent intimement et que le rationaliste interprètera comme un des errements de l’âme sensible est, en vérité, l’expression la mieux fondée en positivité de leur refus d’accorder à la raison instituée le blanc-seing qui l’autoriserait à régler arbitrairement la vie. Laisser ouverte la possibilité du miracle est une manière salutaire d’espérer et de maintenir la vie. Car le sens du miracle dit la confiance dans le travail inconscient de la vie et du symbole, lequel est capable de susciter de brutales conversions, des changements inattendus, des métamorphoses complètes de la biopsyché individuelle et collective. La conscience mystique et l’âme du poète ne sont nullement destinées à se consumer dans la vie intérieure. Elles sont bien au contraire appelées à transmettre de proche en proche le sens miraculeux de la liberté dans une culture minée par un désespoir raisonnable, un assèchement raisonnable du sens de la vie, une perte raisonnable de la subjectivité et plus que tout, une soumission raisonnable à l’autorité de la raison.

   Le mythe hégélien de l’âme malheureuse transformée en vapeur a bel et bien une signification normative par sa dénonciation de l’activité symbolique qui met l’individu ou la collectivité en relation avec la sensibilité et les mouvements inconscients de l’âme. Il nous montre comment l’investissement de la fonction symbolique fait l’objet d’une production normative spécifique dans la culture. Il y a là un enjeu permanent qui échappe le plus souvent. Toute ouverture à la pensée symbolique doit être récusée comme une centration unilatérale sur l’intériorité dès lors qu’elle interroge les connections conflictuelles entre la nature humaine et la culture humaine pour envisager des connexions plus viables. La culture qui émerge avec Hegel prétend soumettre le monde intérieur aux seules contraintes du monde extérieur. Parce que la problématique d’une médiation des mondes par la pensée symbolique est devenue un véritable interdit pour la raison hégémonique, elle ouvre aussi le chemin d’une libération. Et c’est pourquoi nous trouvons dans les ressorts conscients et inconscients du symbolique le sens de toute création individuelle et collective. Et de même que Lévi-Strauss a revendiqué la « pensée sauvage » en découvrant, par elle, la valeur de la pensée symbolique, de même il nous faudra retrouver sous le motif de la « belle âme » la sensibilité qui fut promis à la péjoration afin de nous rappeler à nous-mêmes ce qu’elle représente d’essentiel pour la vie psychique et culturelle.


[1] HEGEL (G. W. F.), La phénoménologie de l’Esprit, Tome 2, Traduction de J. Hyppolite, Paris, Aubier-Montaigne, 1941, p. 189.
[2] Ibid., p. 161
[3] Ibid., p. 188.
[4] LEFEBVRE (H.), De l’Etat, T.2, Paris, U.G.E. 10/18, n° 1090, p. 116-117.
[5] FONDANE (B.), La conscience malheureuse, Paris, Plasma, 1979, p. 47-48.
[6] KOJEVE (A), Introduction à la lecture de Hegel, Paris, Tel Gallimard, p. 151.
[7] RICŒUR (P.), Philosophie de la volonté, Paris, Aubier, 1988, p. 441.
[8] PLATON, La République, Livre III, 395e-396a.
[9] HUCH (R.), Les romantiques allemands, Paris, Pandora, 1978, p. 72.
[10] JOCOBI (F.H.), GUILLERMIT (L.), David Hume et la croyance : idéalisme et réalisme, Textes et commentaires, Paris, Vrin, 2000, p. 255.
[11] NOVALIS, Le brouillon général, trad. O. Schefer, Editions Allia, 2000, p. 202